Les partis politiques : qu'en faire ?

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Contemplons ce qui constitue aujourd'hui (et depuis au moins deux décennies) la base sociale des partis socialistes et sociaux-démocrates, et désignons-la par son nom : la petite bourgeoisie. Une base sociale de rentiers et de fonctionnaires, de cadres moyens et d'universitaires, d'hommes et de femmes aux niveaux de revenu, de fortune et de salaire supérieurs à la moyenne nationale. Les jeunes, les salariés du secteur privé sont sous-représentés. Les personnes en situation précaires absentes. Les exclus, exclus. Qu'attendre d'une telle base ? Qu'elle redéfinisse le contrat social ? Mais le contrat actuel est le sien, et sa redéfinition dans un sens socialiste, répondant aux attentes du mouvement social de contestation de l'ordre des choses et aux besoins des couches et de la classe dominées de la société, ne pourrait se faire qu'au détriment des intérêts, des situations, des acquis de cette petite bourgeoise, progressiste in pectore et conservatrice (quand elle n'est pas réactionnaire) in facto., et trop soucieuse de paraître ce qu'elle voudrait être et qu'elle n'est pas pour risquer d'en perdre même la possibilité.
La petite bourgeoise consacre en effet une énergie et des ressources considérables à dresser entre sa propre réalité et elle-même un rideau de scène voilant la première à son propre regard : tournés vers eux-mêmes, le petit bourgeois et la petite bourgeoise n'ont qu'une crainte fondamentale : se donner à voir tels qu'ils sont -et, pire : se voir tels qu'ils sont. La classe moyenne se joue comme au théâtre, au cinéma ou à la télévision, et, se jouant, elle surjoue pour remplir cet espace indistinct qu'elle occupe, entre un prolétariat dont elle nie l'existence (jusqu'à réussir, parfois, et pour un temps, à ce qu'il se nie lui-même), pour nier la risque qui constamment pèse sur elle de " retomber " dans la " classe inférieure ", et une classe dominante dont elle singe les comportements (ou ce qu'elle en perçoit) sans disposer des ressources de ces comportements. Ne se voulant pas dominée, mais l'étant tout de même, et ne pouvant être dominante, mais se rêvant telle (et affirmant l'être par le nombre, quitte à tordre les statistiques), la classe moyenne pète toujours plus haut que son cul. Adhérant totalement au primat du signe social d'intégration, elle ne craint rien tant que perdre les " signes extérieurs de richesse ", même si elle ne détient pas cette richesse, et les signes extérieurs du pouvoir, surtout si elle ne dispose pas de ce pouvoir.
Les pauvres possèdent trop peu pour se soucier de valoriser le peu qu'ils ont ; les riches possèdent assez pour se permettre de gaspiller une part de ce qu'ils ont ; les classes moyennes, elles, possèdent assez pour perdre, et trop peu pour gaspiller. Le spectacle en lequel se donne la petite bourgeoisie, de Balzac aux " bobos " est le spectacle d'une recherche permanente de sécurité, la mise en scène du rêve d'ascension sociale.. Stendhal, déjà, le notait : " la grande affaire est de monter dans la classe supérieure à la sienne, et tout l'effort de cette classe est d'empêcher (les membres de la classe inférieure) de monter ". On comprendra que sur cet océan de frustrations, de ressentiments, de peurs, ne peut politiquement se construire un mouvement socialiste -et que les mouvements anciennement socialistes qui, aujourd'hui, reposent sur une telle base ne peuvent plus garder du socialisme que le souvenir de leurs origines.
Des sables mouvants peuvent-ils être une base sociale ? On ne construit évidemment pas un mouvement révolutionnaire avec Emma Bovary, Julien Sorel ou le Père Goriot -si on peut en construire un avec Vautrin ou Jean Valjean. La petite bourgeoisie n'est révolutionnaire que lorsqu'elle est ruinée, et elle n'est révolutionnaire, à ce moment-là, que pour pouvoir redevenir conservatrice, après avoir reconquis ce qu'elle avait perdu. Le grand projet du petit bourgeois n'est pas de changer la société, mais de changer de place dans la société, ou à tout le moins de sauvegarder la place qu'il y occupe. Et c'est faute de pouvoir le convaincre qu'ils sont capables de réaliser ce projet, et de sauvegarder cet acquis, que les partis socialistes et sociaux-démocrates voient leurs bases sociales et leurs bases électorales s'effriter.

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Ces partis (mais leurs concurrents ne sont pas en meilleur état) sont de moins en moins des partis de militants, et de plus en plus clairement et ouvertement des partis de cadres, des machines à élire, à placer, à former des " professionnels de la politique " dépossédant progressivement les citoyens eux-mêmes, et finalement leur propre base, de tout pouvoir citoyen réel. Du rôle d'instruments fondamentaux du débat politique, les partis politiques sont insensiblement passés à celui d'école du pouvoir politique. Ils sont aujourd'hui, pleinement, des appareils idéologiques d'Etat.

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Pour parfaire leur impuissance politique, les partis sociaux-démocrates tendent de plus en plus ouvertement à être, volontairement, de simples " caisses de résonance " de l'opinion publique telle qu'elle est, c'est-à-dire telle qu'elle est façonnée par la société qui la produit, quand ils ne se veulent pas le " relais des mouvements sociaux ", voire le " parti du mouvement social ", comme ils se voulurent le relais des syndicats, et parfois furent le " bras politique " du mouvement syndical.
Cette ambition, cependant, est hors de leur atteinte : d'abord parce qu'elle n'a de sens que si le pouvoir politique empêche, par la répression, le mouvement social d'occuper le champ qui est le sien (dans une société " démocratique " et " pluraliste ", le mouvement social n'a pas à se doter d'un parti politique, et lorsqu'il tente de le faire, il se nie en tant que mouvement social) ; ensuite parce que la fonction même du parti politique est contradictoire de celle du mouvement social. Le parti politique tend à l'exercice du pouvoir politique, qu'il s'agisse de le prendre ou d'y participer -il s'agit en tous cas d'y accéder. Un parti politique qui se voudrait mouvement social se nierait en tant que parti politique, aussi sûrement qu'un mouvement social se nierait comme tel s'il se constituait en parti politique.

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