La création culturelle

Il ne s'agit pas de mettre la poésie au service de la révolution, mais bien de mettre la révolution au service de la poésie.
(Internationale Situationniste N° 8)

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La création culturelle est l'expression et la préfiguration de la vie telle qu'elle pourrait être. En cela, elle est toujours en avance sur l'action politique, même révolutionnaire, laquelle ne peut qu'être déterminée par les possibilités du lieu et du moment.

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En outre, si l'on est en droit, et en devoir, d'exiger de toute action politique (au sens large) qu'elle " ait raison ", c'est-à-dire qu'elle exprime la raison du projet politique qui la sous-tend, on n'est ni en droit, ni en devoir de rien exiger de la création culturelle, et du créateur, que sa capacité à dire autre chose que ce qui est -ou à le dire autrement que comme ceux qui s'en satisfont ont convenu de le dire.

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De la création culturelle, de toute création culturelle, de toutes les formes de création culturelle, c'est-à-dire de tout ce qui, par quelque langage que ce soit, dit le monde tel qu'on le voudrait être contre le monde tel qu'il est, nous devons être capables de nous emparer.
Certes, toute création culturelle n'est pas révolutionnaire pour soi ; mais elle est révolutionnaire en soi, par le décalage même, et à plus forte raison parfois la rupture, qu'elle dit entre ce qui est et ce que l'on veut. Que ce que le créateur veuille puisse nous être odieux, nous aurons sans doute, le cas échéant, à le faire savoir -mais le seul fait que ce qu'il créée dit autre chose que ce qui est, dit que ce qui est pourrait ne pas être ; c'est précisément en cela que toute création culturelle est révolutionnaire, ou plutôt a " quelque chose " de révolutionnaire, lors même qu'elle l'ignore, ou le nie. Baudelaire était réactionnaire, son œuvre est révolutionnaire.

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La mesure a contrario du caractère créatif de tout acte culturel est l'adhésion qu'il suscite de la part des marchands, des chantres de la culture établie, des institutions culturelles d'Etat et des coteries de critiques et de commentateurs reconnus : les auteurs, les peintres, les musiciens, et tous les " artistes " et " créateurs " autoproclamés et reconnus comme tels par le marché et l' " opinion " sont hors du champ de la création, par cette reconnaissance même. L'estampille du succès signe toujours le faux, le plagiat ou la reproduction. Lorsque l' " artiste " passe plus de temps à " communiquer " qu'à créer, quoi qu'il communique et créée, c'est l' " art " qui est réduit à rien. Exposant un urinoir et le proclamant œuvre d'art, Duchamp voulait " décourager l'esthétique ". Ses épigones ne découragent plus que l'intelligence.

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On n'est jamais libre lorsque l'on est ignorant. Il faut savoir lire pour pouvoir comprendre le monde -et il faut le comprendre pour le changer. Il faut savoir écrire et parler pour se faire comprendre des autres, et si l'on ne sait pas compter, on est sans défense face à ceux qui savent dépouiller les plus pauvres. Les pouvoirs seront toujours satisfaits de n'avoir affaire qu'à des analphabètes.

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Nous partons du constat que rien de neuf ne peut plus être fait avec la culture traditionnelle, c'est-à-dire le legs culturel de l'histoire, de Lascaux à la techno, sans que ce legs ne soit fondamentalement renouvelé ; or il ne s'agit plus ici d'un ravalement de façade, mais d'une renouvellement dont la condition est le renouvellement, révolutionnaire, de la société toute entière -la question n'étant d'ailleurs pas de savoir si la société sera ou non révolutionnée, puisqu'elle l'est déjà par le capitalisme, mais de savoir par qui, et pour qui : par nous et pour tous, ou par eux et pour eux ? Par un socialisme résurgeant ou un libéralisme de combat ? Par en-bas et d'en-dehors, ou par en-haut et par ce cœur du marché qui est le profit que l'on peut tirer de tout, y compris de la culture ?

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Il n'y a de révolution que culturelle -ou, pour mieux dire : de révolution possible qu'à la condition nécessaire d'être d'abord une révolution de et dans la culture ; non la culture patrimoniale, mais la culture en train de s'inventer, de se créer. Cette création, y compris dans le champ du politique, est et ne peut être que poétique : la poiesis est poésie, et la poésie est une pratique. Ce n'est pas sans raison que toujours les réactionnaires et les contre-révolutionnaires ont combattu la poésie de leur temps, et il n'est pas sans évidence que Lautréamont soit plus révolutionnaire que Lénine, et Durutti plus poète qu'Aragon, puisque de toutes poésies, l'insurrection sera toujours la plus haute et la plus belle, et que de toute révolution, celle qui s'exprime par et dans l'acte poétique sera toujours celle qui ira le plus loin. Nous avons moins besoin d'un parti que de rêves éveillés, et de mots pour les dire.

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