" Notre mandat, nous ne le tenons que de nous-mêmes "

Notre mandat de représentants du parti prolétarien, nous ne le tenons que de nous-mêmes, mais il est contresigné par la haine exclusive et générale que nous ont vouées toutes les fractions du vieux monde et tous les partis.
(Lettre de Marx à Engels, 18 mai 1859)

1
Nous ne sommes pas une organisation politique, en ce sens que nous n'organisons pas une pratique collective de prise du pouvoir ou de participation au pouvoir, n'entendons pas l'organiser et nous refusons à en courir le risque, comme nous refusons pour nous-mêmes et en nous-mêmes toute espèce de hiérarchie. Si nous devions nous définir, nous dirions de nous que nous sommes une inorganisation politique : nous comptons en effet sur le hasard, le désordre et l'individualité pour subvertir l'ordre, les normes et la massification.
Il n'est, ni ne saurait être, question pour nous de poser comme objectif une quelconque unité organique ; il nous importe peu d'être une organisation, à moins qu'il nous importe de n'en pas être une, et il nous déplairait souverainement d'être considérés comme telle. Nous ne recherchons que l'unité dans la volonté de changement, sur les contenus essentiels du projet de société que nous avançons comme alternative à la réalité du monde, et sur les actions menées contre cette réalité et pour cette alternative -que ces actions soient menées par nous seuls, par nous avec d'autres, ou par d'autres sans nous.

2
Cette unité doit être une unité de volontés radicalisatrices : les actions à mener ne seront jamais assez radicales, assez négatrices de la réalité à combattre, et ce qui nous incombe est de les pousser aussi loin et aussi haut qu'il est possible. Tel mouvement de chômeurs n'a pour nous de sens que s'il est capable de devenir un mouvement contre le salariat ; tel mouvement de défense des droits humains, que s'il peut se transformer en mouvement contre l'Etat ; tel mouvement de lutte contre les licenciements, ou les privatisation, que si l'on peut en faire un mouvement contre la propriété.

3
La cohérence programmatique nous importe aussi peu que l'unité organique ; mille discours contradictoires peuvent se rassembler en une action unique, et cette action n'avoir au bout du compte qu'une seule signification, et un seul effet : cette signification la mesure, et cet effet la juge. La seule cohérence à laquelle nous tenons est celle de nos actes et de nos volontés -ainsi ne saurait-il être question pour nous d'exercer quelque mandat électif que ce soit, ni d'admettre quelque élu que ce soit parmi nous, au-delà d'un mandat de Conseiller municipal. De même, nous ne saurions ni exercer quelque chefferie sociale, professionnelle ou familiale que ce soit, ni admettre que l'un ou l'une d'entre nous en exerçât une. Peut-on prétendre briser les chaînes du monde quand on les porte sur soi ?

4
Nous ne sommes, ne pouvons ni ne voulons être, et ne serons jamais ni une organisation de masse, tenue par ce caractère même à fonctionner au consensus, ni une organisation d'avant-garde, vouée par son avant-gardisme même à des pratiques de pouvoir et à des autoproclamations autoritaires. Nous sommes un réseau, et nous sommes une conspiration, qui, avant même de prétendre faire la révolution, ou d'y prendre part, s'est donné pour tâche de la réinventer. Etat-major sans troupes ou milice sans chefs, ne tenant comme les premiers socialistes notre mandat que de nous-mêmes, nous n'avons de comptes à rendre à personne : ni à des membres, ni à des militants, ni à des disciples, et jamais à des chefs.
De membres, nous ne voulons pas : ni membres affiliés, ni disciples, ni militants, et nous nous tenons quitte de tout effort de " recrutement ". Avoir des partisans, des sympathisants, des lecteurs nous suffit -des partisans de nos idées et de nos propositions, capables d'en faire et disposés à en faire ensuite ce qu'ils veulent, où ils le veulent, quand ils le veulent, en toute liberté, en toute autonomie.

5
On ne (re)fera plus de révolution sans avoir (ré)inventé la révolution, non comme prise du pouvoir, mais comme déprise de son emprise. Les révolutions, d'ailleurs, n'aboutissent jamais là où elles promettent d'aller : " Liberté, Egalité, Fraternité " accouche de Napoléon, " La Terre, la Paix, la Liberté " de Staline, d'autres eschatologies de Mao, de Mengistu, des Khmers Rouges ou de Khomeiny.

6
Nous sommes la mèche, nous ne sommes pas la poudre. La poudre est celle que meule l'ordre du monde, et ce sont ses maîtres qui la fournissent, stockée dans ses asiles, ses prisons, ses hôpitaux, ses " banlieues à problèmes ", ses ghettos, ses " restos du cœur ", ses périphéries et leurs bidonvilles… La bombe nous échappe, et nous ne retiendrons de Netchaïev que ceci : notre travail n'est pas de produire le nouveau monde (quoique nous ayions quelque idée là-dessus aussi, et que nous puissions comme tant d'autres concourir à le concevoir), mais de détruire l'ancien.

7
Notre jeu n'a ni règle, ni arbitre, ni meneur. Il est le jeu qui s'invente en jouant, et dont le but est le jeu lui-même. Il est le jeu dont tous les joueurs sont aussi arbitres et meneurs de jeu. La révolution n'est pas une prise de pouvoir : elle est le mouvement par lequel tout pouvoir est rendu illégitime. L'organisation révolutionnaire est la conjonction des volontés révolutionnaires -elle n'est ni leur représentation, ni leur détermination. Ces volontés préexistent à la révolution et survivent à ses échecs, comme toute volonté de changement préexiste au changement et survit à son enlisement.

8
N'étant ni parti, ni église, nous n'avons ni militants, ni disciples ; les premiers attendent des résultats, les seconds des certitudes. Des résultats ? Nous semons le vent, nous ne sommes pas la tempête. Des certitudes ? Nous n'avons que celle de la nécessité de toutes les récuser. Nous seront toujours de ceux pour qui deux et deux ne font quatre que si nous le voulons bien.

9
Toute compétence est bonne à prendre, tout talent a son usage : il n'est aucun homme, aucune femme, qui n'ait sur d'autres tel avantage, telle supériorité dans l'égalité, qui ne soit une promesse d'engagement fructueux. L'un écrira mieux, l'autre parlera mieux ; l'une imaginera plus, l'autre réalisera plus. Etant sans hiérarchie, nous ne mettons aucun talent au-dessus d'un autre ; étant sans organisation, nous ne séparons aucune compétence d'une autre ; étant sans loi, nous ne priverons aucun des nôtres de la possibilité de réaliser ses rêves, de concrétiser ses désirs, de libérer sa vie.

10
Nul d'entre nous ne peut parler en un autre nom qu'en le sien ; notre parole collective est sans porte-parole, et nos actes collectifs sans mandataires. Chacun y engage ce qu'il consent à y engager, et n'est tenu que de se refuser à ce que ces actes et ces paroles se démentent les uns, les autres. Nous ne voulons parmi nous que des individus libres, autonomes, capables de se refuser à nous et de nous refuser ce que nous pourrions exiger d'eux. Que les autres se cherchent une église : ces étables sont faites pour ces veaux.

11
Nous n'exigeons des nôtres que leur refus de toute exigence ; nous n'en exigeons que leur autonomie individuelle, leur imagination collective. Nous savons ces exigences excessives -mais nous entendons être de ceux qu'aucun excès jamais ne satisfera. Nous avons certes à prendre les individus tels qu'ils sont, c'est-à-dire tels que la société que nous combattons nous les laisse, et nous laisse nous-mêmes ; mais nous avons aussi à reconnaître qu'ils peuvent être plus que ce qu'ils sont, comme nous-mêmes voulons être plus que ce que nous sommes, dès lors que nous nous donnons des buts excédant nos moyens.

12
Nous ne tenons pas de registre des membres et ne connaissons ni procédure d'adhésion, ni procédure d'exclusion : la déclaration d'être des nôtres suffit à en être, si elle repose sur une action qui matérialise la participation au projet révolutionnaire tel que nous l'entendons : l'abolition de l'Etat, du salariat et de la propriété privée. Qui lutte contre ce que nous voulons abolir est des nôtres sans que nous ayons à l'accepter, si la méthode et les moyens de sa lutte ne sont pas contradictoires de ses fins. Qui ne mène pas cette lutte, ou croit pouvoir la mener par des méthodes et des moyens contradictoires de ses fins, n'a pas sa place parmi nous, sans que nous ayons à l'exclure.

13
Contre toute proclamation d'unification du monde, toute illusion de finitude de l'histoire, contre tout irénisme, le mouvement révolutionnaire (au sens le plus large que nous puissions donner à ce terme) dispose aujourd'hui d'une force plus considérable que jamais ; il n'en fait cependant guère usage, et si l'apparence est contre lui, cela tient sans doute à sa piètre capacité de se réapproprier sa propre histoire. Mais de tous ses échecs, de toutes ses impasses, de toutes ses défaites et de toutes ses trahisons naît une richesse théorique et pratique dont il ne tient qu'aux révolutionnaire de faire usage. La première de nos tâches est de nous redonner confiance en nos propres forces, en nos propres capacités. Il n'est pour ce faire aucun moyen qui soit à mépriser -pour autant bien sûr qu'il ne soit pas contradictoire de nos buts, et aucune individualité à ignorer -pour peu, bien sûr, qu'elle soit capable d'actes pratiquement révolutionnaires, c'est-à-dire d'actes du refus du monde tel qu'il est, et de proclamation du monde tel qu'il doit être -du tract à l'émeute, du site Internet à la reprise individuelle, de la création artistique à l'agitation syndicale. La subversion ne connaît pas de frontières disciplinaires, thématiques : elle peut se servir de tout, et de tout faire une arme. Il importe de se souvenir qu'elle n'a cessé d'être, et qu'au long de l'histoire, elle a réalisé au fur et à mesure de l'accumulation du capital, l'accumulation de son propre capital d'expérience et d'invention théorique.

14
N'étant à proprement parler nulle part, nous pourrons être, sans avoir jamais besoin d'en décider, partout où nous requiert l'émergence de volontés émancipatrices, d'expressions négatrices, de contestations porteuses d'alternatives. N'ayant à proprement parler ni effectifs, ni base, nous pourrons être l'organisation de tous ceux qui n'ont pas attendu d'être " organisés " pour agir, et qui ont agi d'autant mieux, plus vite et plus loin qu'ils n'avaient aucune autorisation à demander pour agir. On ne peut transiger avec la liberté sans la trahir, ni avec la lucidité sans l'abolir.

15
Ainsi, le but ultime de tout parti révolutionnaire, de toute organisation de révolutionnaires, ne peut être que sa propre dissolution, et son ambition suprême, sa propre inutilité..

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