LES MÉTHODES DU CHANGEMENT : " Tous les moyens, même légaux "

Il faut toujours annoncer aux autres ce qu'on va faire. Ils ne vous croient jamais. C'est le meilleur moyen de leur faire en toute loyauté les pires abominations (Jacques Chirac)

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Il nous faut bien, quoi que nous en fassions, nous doter d'un instrument capable de donner à notre projet et à nos volontés quelque prolongement concret, et de nous lier aux luttes qui se mènent sans que nous y soyons pour grand chose. Cet instrument tiendra à la fois du réseau et de la conspiration. Du réseau il prendra la liberté, de la conspiration l'égalité. D'anciens réseaux et de vieilles conspirations, il abandonnera les chefferies et les hiérarchies.

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Ce qui, dans un groupe révolutionnaire, permet une communication réciproque, égalitaire, entre celles et ceux qui le composent, n'est ni une adhésion commune à un projet politique commun, mais un commun refus individuel de ce qui est, une commune volonté individuelle de " faire la révolution " et une commune acceptation de la possibilité de la faire ensemble. Le groupe révolutionnaire est d'abord l'ensemble des désirs individuels de révolution ; il n'est qu'ensuite, et qu'éventuellement, un programme révolutionnaire.
L'organisation, quelle qu'elle soit, est un instrument entre les mains et pour les rêves de ceux qui la constituent ; elle n'a ni ne doit avoir sur eux aucune prise dont ils ne puissent se déprendre. Le parti n'est pas au-dessus de ses militants, ni le syndicat de ses adhérents, ni l'organisation de ses membres : tous sont au-dessous de ceux qui les constituent.
Nous en tenons ici pour Stirner : il faut prendre l'organisation comme l'on prend un outil, et s'en déprendre comme l'on se dévêt. Il faut la prendre pour la part de légitimité qu'elle peut contenir, en sachant qu'elle n'en contiendra jamais qu'une part, et pour l'utilité qu'elle offre. Il faut la prendre sans s'en vouloir les chefs, ni accepter d'en être les instruments -et puisque nous refusons d'être chefs, juges ou flics, nous refusons aussi de notre propre organisation qu'elle nous dirige, nous juge et nous surveille. Pour nous, en somme, il n'est rien au-dessus de nous. Le réseau que nous formons n'a ni direction, ni instance de jugement. On ne peut en être exclu, puisque l'on n'y adhère pas, que l'on en est dès et tant que l'on souhaite en être, et que l'on n'en est plus dès que l'on tente d'en prendre la tête.
Nous refusons d'être complices, ou responsables, à quelque titre que ce soit, de ce qui serait contraire à ce qui nous rassemble, et qui est, d'abord, le refus de tout pouvoir -y compris du nôtre, hors celui que pourrait nous donner l'écho de ce que nous disons. Nous excluons donc par avance de nos rangs, et sans recours, tous ceux qui voudraient se mettre ou nous mettre en rangs, tous ceux qui voudraient nous discipliner, tous ceux qui voudraient être chefs ou attendraient des chefs.
Nous ne ferons pas cadeau de notre liberté à ceux qui ne sauraient en faire aucun usage.

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Nous ne voulons ni gouverner, ni être gouvernés. Ce qui vaut pour le projet vaut pour les moyens de le réaliser : on n'abolit pas la chefferie en se donnant des chefs. Le pouvoir n'est pas à prendre mais à abolir -entre nous aussi, entre nous d'abord. Ce n'est d'ailleurs pas le pouvoir que nous voulons prendre, mais la vie. Il nous importe donc peu de perdre ces combats politiques dont l'enjeu (électoral ou putschiste) est le pouvoir d'Etat, le gouvernement, la maîtrise des appareils idéologiques ou répressifs d'Etat, et s'il peut parfois nous convenir de participer à de tels combats, ce ne sera jamais pour les remporter, et toujours pour les détourner.

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Il nous importe beaucoup, par contre, d'occuper les réseaux où s'expriment les volontés de changement, de création, de subversion de l'ordre existant. Et cela nous importe précisément parce que cette expression, cette création et cette subversion ne peuvent, étant révolutionnaire ou entendant l'être, que se dresser contre les pouvoirs existant. Une volonté révolutionnaire consciente d'elle-même -une révolution pour soi- n'a non seulement pas besoin d'aboutir au pouvoir, mais doit même tout faire pour se garder d'y aboutir. Certains diront sans doute qu'il s'agit là d'une automutilation, ou d'un éloge de l'impuissance : laissons ces aveugles amnésiques à la litanie de leurs échecs historiques : Trotsky prend le pouvoir, mais c'est Staline qui le garde ; à vouloir faire la révolution en écrasant les révolutionnaires, à Cronstadt ou en Ukraine, on finit toujours par laisser le pouvoir qu'on a pris entre les mains de qui en fera le pire des usages.

5
Il y a bien cependant quelque chose à assiéger, quelque espace à ravir à l'adversaire, mais il ne s'agit ni de bâtiments, ni de villes, ni d'institutions : il s'agit de " la tête des gens ", de leurs rêves et de leurs désirs, et il ne s'agit de les prendre que pour les rendre. L'esclave ne se libère pas en prenant le palais des maîtres, mais en décidant de ne plus être esclave ; cela vaut pour le salarié, le travailleur, le consommateur, le citoyen…

6
La révolution est une chose trop sérieuse pour être laissée aux révolutionnaires, et une chose trop grave pour être abandonnée aux révolutionnaires professionnels. Une révolution, aujourd'hui, doit forcément commencer par une critique de la mythologie révolutionnaire, et se terminer en révolutionnant la révolution elle-même, par toutes les méthodes possibles : le jeu, l'humour, le hasard, le détournement de sens. Nous rêvons du plus beau de ces détournements : une révolution déclenchée par des réformistes.

7
A contrario, rien ne garantira jamais plus sûrement le capitalisme du risque révolutionnaire qu'un nouveau simulacre putschiste de révolution. Pour le capitalisme, mieux valut la pseudo-révolution d'octobre que la poursuite jusqu'à son terme de la réelle révolution de février ; mieux valut Trotsky que Makhno, Lister que Durutti, et avant ceux-là, les massacreurs sans scrupule que les régicides délicats : Fouché traverse tous les régimes, Saint-Just est guillotiné en Thermidor.

8
L'autogestion est un projet qui définit sa méthode -ce projet est à lui-même sa propre méthode, et ne se réalise qu'en se respectant. L'enjeu du combat en détermine les modalités, le contenu du projet en limite les moyens. On n'abolit pas le pouvoir en le prenant, et l'autogestion du pouvoir présuppose le pouvoir de l'autogestion, dès les premières luttes.

9
Dans un mouvement collectif de révolte, et à plus forte raison lors d'un mouvement révolutionnaire, les gestes (individuels ou collectifs) apparemment les moins raisonnables ou dénoncés comme les plus déraisonnables ont souvent été les plus clairvoyants, et plus souvent encore les plus lourds de signification : ainsi, pour ne prendre que cet exemple, de la destruction de la colonne Vendôme par la Commune de Paris. C'est cette capacité de ne pas négocier ses actes, de ne pas les préméditer, de ne pas les monnayer, qu'il s'agit de retrouver, parce qu'elle est la condition même de la révolution possible. Certes, une prise de pouvoir peut être triste et planifiée, raisonnable et calculatrice -mais elle n'est pas, et ne sera jamais, une révolution. Bien des gestes d'apparents désespoir ne sont que les manifestations du désespoir des révolutionnaires devant la triste figure des confiscateurs de révolutions, ou des organisateurs de leurs défaites.
Nous revendiquons comme des actions et des méthodes politiques toutes les actions de perturbation des institutions, toutes les méthodes de sabotage de la routine de leur fonctionnement. Nous savons enfin que le ridicule peut tuer le pouvoir quand il le dépossède de la capacité de recouvrir de peur le rire qu'il peut et doit toujours susciter -tout pouvoir étant profondément, irrémédiablement, ridicule. Lorsque le roi est nu, il lui faut un rideau de spadassins pour dissuader le peuple de rire de lui.

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On sait bien que lors d'un conflit syndical, qu'il soit contrôlé ou spontané, dirigé ou " sauvage ", l'occupation physique par les travailleurs des lieux interdits de l'entreprise est une réappropriation, bien plus que symbolique, de l'outil de travail lui-même, et donc une remise en cause concrète, effective, de la propriété privée des moyens de production, autant que des hiérarchies de l'organisation du travail. Cette forme de lutte (l'occupation d'entreprise) brise l'aliénation, pour le temps qu'elle dure et pour le temps où elle reste en mémoire, non comme nostalgie mais comme expérience. Il en va de même de toute occupation par des révoltés, de tout lieu de pouvoir contre quoi la révolte s'est dressée. C'est ainsi que les prisonniers mutinés se libèrent mieux de la prison en l'occupant qu'en s'en évadant, que les citoyens s'émancipent plus sûrement des parlements et des gouvernements en en occupant les lieux qu'en changeant les postérieurs qui y siègent. Ces résistances mènent à des occupations qui sont des libérations.

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Le conflit révèle et clarifie. Tout conflit est révélateur, non seulement de ses enjeux (lesquels n'apparaissaient pas toujours comme tels avant que n'éclate le conflit), mais également de ses acteurs, individuels et collectifs, et de leur capacité à la cohérence. Ainsi de nouvelles pratiques de lutte sont elles, non à inventer (presque toutes le furent de longue date), mais à imposer là où le réflexe et l'habitude poussent au recours rituel à la grève (recours au surplus de plus en plus limité au seul service public, comme si seul le service au public était susceptible d'être remis en cause, et non le profit). Plutôt que d'arrêter les transports publics, il convient de les assurer gratuitement ; plutôt que de bloquer l'entrée des prisons, en ouvrir les portes ; plutôt que de cesser le travail dans les hôpitaux, cesser de facturer le travail aux patients…

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Il n'est d'instrument dont nous ne puissions faire usage -il n'est que des instruments auxquels nous nous refusons, mais il s'agit là de ces instruments dont l'usage est si contradictoire de notre projet et de ses principes que cet usage seul annihilerait ce projet et condamnerait ces principes. Nous avons donc à user des armes, à squatter les lieux, à employer les instruments de nos adversaires : les universités, les media, les parlements (non pour y faire des lois, mais pour y défaire les lois faites par d'autres), les élections.

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Le réformisme n'est dangereux pour les révolutionnaires que lorsque le système ne peut plus être sauvé qu'en étant réformé. Lorsque le système peut se sauver lui-même, c'est-à-dire se maintenir par lui-même, les réformistes ne lui sont d'aucun secours, puisqu'ils ne lui sont d'aucune utilité. C'est lorsque le capitalisme est en crise réelle et profonde que le réformisme lui est indispensable, comme ce fut lorsque le christianisme était en crise réelle et profonde qu'il fallut la Réforme pour le sauver -et le sauver des mouvements révolutionnaires nés en son sein, autant que de la concurrence que lui livrait l'autre grande religion totalitaire, l'islam. Il n'y a, dans l'ordre politique, pas plus de réforme anticapitaliste concevable qu'il n'y eut, dans l'ordre du religieux, de Réforme antichrétienne. Les révolutionnaires, dans ce dernier ordre, étaient sortis du christianisme -et la Réforme les combattit avec autant de fureur que l'Eglise romaine. Servet finit sur le bûcher de Genève comme les Cathares sur celui de Montségur, et les sociaux-démocrates allemands couvrent l'assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht : la Réforme ne pactise pas plus que le pouvoir avec la Révolution, et l'a autant que lui en horreur.
Le capitalisme, aujourd'hui, n'est pas en crise profonde -le capitalisme n'est qu'en l'une de ses crises consubstantielles, qui sont les explosions de son moteur. Il n'a pas besoin des réformistes, ce sont ces réformistes qui ont besoin de lui -et besoin de lui pour détenir ce qui leur paraît être le pouvoir.

14
Une théorie sans pratique est stérile ; une pratique sans théorie est onaniste. Il nous faut donc bien de cette corde tenir les deux bouts, lier la théorie à la pratique et théoriser la pratique.

15
Par le fait même qu'il est désormais partout, le capitalisme peut être attaqué partout ; par le fait même qu'elle s'est répandue sur tout, la mercantilisation peut être sabotée partout ; par le fait même qu'il est réellement mondial, l'ordre du monde peut être subverti partout. Partout, c'est-à-dire en n'importe quel lieu social, de n'importe quelle société, à n'importe quel point du circuit ou du processus d'accumulation, et par n'importe quel acte d'insubordination.

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