"Au bout du petit matin, cette ville inerte et ses au-delà de lèpres, de consomption., de famines, de peurs tapies dans les ravins, de peurs juchées dans les arbres, de peurs creusées dans le sol, de peurs en dérive dans le ciel, de peurs amoncelées et ses fumerolles d'angoisses"
(Aimé Césaire, Cahier d'un retour au pays natal).

Haïti avant, Haïti après

Haïti après le séisme : 200'000 morts, pas d'eau courante, pas d'électricité, pas de téléphone, pas de services publics, le manque de nourriture et de soins, un pouvoir politique hébété, les cadavres empilés puis balancés au bulldozer dans des fosses communes, ou pourrissant sous les décombres. Haïti avant le séisme : pas d'eau courante, ni d'électricité, ni de téléphone pour la majorité de la population, des services publics défaillants, la sous-alimentation, les épidémies, l'analphabétisme, un pouvoir politique illusoire. Un écrivain breton (Xavier Grall, je crois) écrivit de l'Irlande qu'elle avait "l'habitude du malheur"... et Haïti, donc, misérable avant le séisme, misérable et détruite après... mais son malheur ne doit rien à une quelconque fatalité. Le séisme relève d'une mécanique, celle de la tectonique des plaques, et la misère est un produit de l'histoire, celle du génocide des indigènes, de la déportation des esclaves, du colonialisme, de l'extorsion de fonds en punition de l'indépendance, de l'opposition séculaire entre une bourgeoisie mulâtresse héritière du colonialisme et une majorité "noire" héritière de l'esclavage, puis des dictatures installées sur ce racket en exploitant la mémoire de la déportation, du colonialisme et de la libération.

De la compassion à la solidarité
Il faut imaginer ce que serait Genève après un séisme d'une ampleur comparable à celle du tremblement de terre qui a dévasté Haïti. Et imaginer la différence des effets d'un tel cataclysme, selon que l'on se trouve du bon ou du mauvais côté de l'histoire. Nous sommes du bon côté de l'histoire. Dans les minutes qui suivraient un séisme dans nos pays, la mobilisation des services d'urgence, et de tous les services publics, si elles n'en effacerait pas les effets, les contiendrait par la prise en charge des victimes. A port-au-Prince, trois jours après la catastrophe, à Port-au-Prince, les survivants en étaient à dresser des barricades de cadavres pour protester contre l'abandon dans lequel ils se retrouvaient. Non pas faute d'aide, mais faute d'infrastructures publiques pour la recevoir, la stocker, la distribuer, lui donner toute l'efficacité qu'elle doit avoir. Du bon côté de l'histoire, c'est-à-dire du nôtre, on n'évite pas les catastrophes naturelles, mais on sauve, on soigne, on nourrit, on héberge, on reconstruit. Du mauvais côté de l'histoire, les victimes attendent et les cadavres pourrissent, la violence aveugle d'un tremblement de terre répondant à la violence intéressée de l'esclavage et de ses héritages.
Il faut penser à Haïti, et aux Haïtiens en relisant René Depestre, Jacques Roumain, Aimé Césaire. Y penser en se souvenant que pour reconnaître l'indépendance de Haïti, la France lui a extorqué en 1825 l'équivalent de 21 milliards de dollars ou d'euros actuels, et que Haïti s'est saignée pendant soixante ans pour régler cette "dette" qui n'était qu'un racket. Y penser en se souvenant des décennies de terreur imposées par la famille Duvalier avec la complicité de la "communauté internationale" et en se souvenant que le fils Duvalier a fui son pays, chassé par son peuple, mais en emportant avec lui une fortune de plusieurs centaines de millions de dollars (ou d'euros), eux aussi extorqués aux Haïtiens. Aider Haïti et son peuple ? la question n'a même pas à être posée tant la réponse est évidente; même si, dans une société marchande où l'aide est devenue comme tout le reste un marché, la course aux dons et la concurrence dans la compassion ont quelque chose d'indécent, comme si arriver les premiers, ou les plus nombreux, ou les plus richement équipés, sur les lieux d'une catastrophe devait attester qu'on était les plus généreux (et les Américains de refuser de laisser atterrir un avion hôpital français à Port-au-Prince... en revanche, CUBA a ouvert son espace aérien aux avions américains et canadiens allant porter secours à Haïti). Aider, donc, mais aider à quoi ? A survivre, d'abord. A reconstruire, ensuite. Mais aussi à construire, enfin, une Haïti capable de vivre autrement que sous perfusion, capable de se débarrasser de ses gangs, capable de loger, de soigner, d'alphabétiser sa population. Après la compassion, la solidarité : politique, économique, sociale, elle n'est peut-être pas la plus urgente, mais elle sans doute la plus essentielle. On ne déplacera pas Haïti, ni les plaques tectoniques qui sous elle se cabrent; d'autres catastrophes, de nouveaux séismes la frapperont -et frapperont d'autres pays dans des situations comparables, du même mauvais côté de l'histoire. De la construction de collectivités politiques capables d'y résister, et de pallier à leurs effets, dépend le sort des populations qui les subiront, et de notre solidarité dépend cette construction -ne serait-ce que pour entraver les forces qui n'en veulent pas, qui se satisferont toujours d'une Haïti misérable livrée aux gangs locaux et aux mafias importées, après l'avoir été aux Tontons Macoute, et qui ne voient pour Haïti de salut que dans une tutelle américaine (serait-elle européenne, d'ailleurs, que cela n'y changerait rien). Quelques jours après le séisme, l'espoir d'une renaissance ne semble pas pouvoir venir d'Haïti. Il ne peut pourtant venir de nulle part ailleurs.

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