Journée sans achat

Quand acheter, c'est se vendre...

Elle n'est organisée qu'une fois par an, quand elle mériterait de l'être au moins une fois tous les deux jours : la Journée sans achat, hier samedi, tenait stand à Genève, à la veille d'un scrutin qui verra le bon peuple des consommateurs, dont font d'ailleurs partie les travailleuses et les travailleurs des grands magasins, se prononcer sur le projet du patronat de ce secteur, et de ses chefs de rayons politiques, de prolonger les heures d'ouverture de leurs souks, sous les prétextes les plus divers et, pour certains, les plus fantaisistes. La coïncidence de la votation et de la Journée sans achats est fortuite, mais ce hasard objectif est heureux -il permet de poser publiquement la question qui fâche, au moment où la frénésie consumériste de la fin de l'année expose ses premiers symptômes : la qualité d'une vie se mesure-t-elle à la quantité des biens qu'on la passe à accumuler, ou à la qualité des liens qu'on se donne le temps de tisser, hors de toute incitation marchande ?

Je consomme, donc je suis ?

Proclamer une journée sans achats l'un des derniers jours du mois serait enfoncer une porte ouverte (ou un porte-monnaie vide), si ce mois n'était pas déjà enfariné des putasseries commerciales d'avant noël, et si cette journée ne se tenait à la veille de la décision de prolonger encore d'une heure le temps d'ouverture des magasins, comme si l'allongement du temps de la consommation allait augmenter les possibilités matérielles de consommer. Mais nous sommes en un temps où l'économie croît moins que l'économisme; cette croissance là, cancéreuse et totalitaire, est celle de la mesure de toute légitimité politique par ses résultats économiques, de toute justice sociale par l'équilibre de ses comptes, de toute création culturelle par sa cote mercantile. La marchandise atteste désormais le consommateur : l’objet (ou le service) marchand comme signe d’appartenance est plus qu’un objet ou un service : il est à la fois la matérialisation et l’essence du lien social -il est devenu ce lien social. « Pour être soi-même et toujours un, il faut agir comme on parle », nous conseillait Jean-Jacques, dans L'Emile. On en a fait, du chemin, depuis le Promeneur solitaire -mais on l'a fait à rebours : Aujourd'hui, il faut être ce que l'on veut que vous soyez, et pour cela il faut acheter ce qu'on vous dit d'acheter, Nous en sommes bien arrivés à ce stade de mercantilisme généralisé où la vie privée est privée de vie et où il n’est plus qu’un moyen de se délivrer de la marchandise : la détruire -la détruire en tant que marchandise, c’est-à-dire détruire sa valeur d’échange. Refuser de l'acheter, ou la détruire pour s'en rendre maître. C’est la pratique de la consumation contre la consommation, ou celle du refus de consommer plus qu'il est nécessaire, qui pourraient y pourvoir et ce sont, tout de suite, les « journées sans achat » qui en manifestent le désir. Nous rêvons certes encore d’un gigantesque autodafé de tout ce qui symbolise et manifeste, par le désir de posséder une marchandise, l’adhésion absolue aux normes sociales de comportement, mais en attendant nous prenons patience par ces petits gestes de refus de l'aliénation consumériste que sont les «Journées sans achat ». Petits gestes qui tombent au bon moment : celui de l'ouverture du grand souk de fin d'année. Celui où se manifeste le plus clairement, sous le clinquant des illuminations des rues, ce à quoi nous réduit ce à quoi nous devrions nous résigner : la dictature de la consommation, le totalitarisme de la marchandise.

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