Forum Social Mondial : Irremplaçable ? en tout cas irremplacé...

Il y a dix ans se tenait à Porto Alegre, au Brésil, le premier Forum Social Mondial, et du 6 au 11 février prochain, à Dakar, se tiendra le huitième. Un FSM « étendu », permettant aux militantes et militants qui ne pourraient s'y rendre d'y participer tout de même, dans leur pays, dans leur ville -et donc dans la nôtre (on vous tiendra au courant). Le Forum Social Mondial n'est sans doute pas irremplaçable. Mais il est, à ce jour, irremplacé, comme espace, le plus important au monde, de rencontre, de débat, de confrontation même, sans enjeu de pouvoir (sa charte y veille), et ressemblant irresistiblement à la Première Internationale ouvrière, celle qui était capable de réunir toutes les tendances, tous les courants, toutes les cultures du mouvement ouvrier et socialiste naissant, du mouvement syndical aux partis politiques, en passant par les coopératives, les organisations culturelles et sportives et les organisations féminines... L'AIT n'était pas irremplaçable -mais elle n'aura été remplacée qu'au prix de sa scission et, progressivement, de sa réduction à des Internationales de partis politiques. De cette évolution, le FSM, jusqu'à présent, s'est préservé. Mais le danger le guette -et il vient de la gauche elle-même

Du mouvement citoyen au mouvement social


Depuis dix ans, la gauche politique emplit ses discours de la référence à la « citoyenneté », au « mouvement citoyen », aux « actions citoyennes ». Le qualificatif même mesure le mouvement : il s’agit d’inclure dans la société existante celles et ceux qu’elle a rejetés. Le citoyen suppose la Cité, et le peuple l’Etat –ou la revendication de l’Etat. Le « mouvement citoyen » et le « mouvement populaire » ne sont donc pas des mouvements de contestation, ce qu'est par définition le mouvement social (relisez donc Clastres : « La société contre l'Etat »...) mais des mouvements d’inclusion. Ils ne contestent pas l’ordre existant, et moins encore l’Etat qui en est le garant, mais l’affaiblissement de cet ordre et de cet Etat. Brandissant le citoyen, le « mouvement citoyen » nie les classes; brandissant le peuple, il les dilue. Issu des classes moyennes en déréliction, que cette déréliction panique et qui transforment en principes les moyens de défendre leurs acquis, le mouvement « citoyen » est contre la mondialisation parce que la mondialisation menace les classes moyennes ; il n’est pas anticapitaliste, il rêve d’une restauration des capitalismes nationaux et des vieilles entreprises familiales, et participe d’une triple crédulité : que la démocratie soit une alternative au capitalisme (alors qu’elle en est le produit), que l’Etat soit un rempart contre le libéralisme (alors qu’il en est l’instrument), que les « citoyens » puissent être une base sociale (alors qu’il ne leur est demandé que d’être des individus abstraits). Du coup, l’Etat lui-même tend à transformer le mouvement citoyen en appareil social : un conflit survient, pour la maîtrise duquel les instruments idéologiques, répressifs et sociaux courants ne suffisent pas ? On organisera une « conférence citoyenne », des « Etats généraux » (de la culture, de l’action sociale, de l’élevage de poules en batteries…). On écoutera les citoyens, on fera ensuite ce que l’on veut de ce qu’on aura entendu d’eux. Ils pourront toujours fournir une caution morale à la répression des nouvelles classes dangereuses, des « multitudes » indisciplinées et des individus non contrôlés. Le mouvement citoyen affirme être un mouvement d’opposition, mais son opposition est « constructive », constructive de quelque chose qui est déjà construit et qu’il s’agit désormais de peaufiner : la société occidentale, démocratique, capitaliste, consumériste et mercantile, telle qu’elle est. Ce mouvement s’oppose à la spéculation, pas au capitalisme ; il s’oppose à l’ « économie de casino », pas à la propriété privée ; il s’oppose aux dictatures, pas à l’Etat ; il s’oppose à la production de working poors, pas au salariat. L’Etat y trouve son compte en dénichant un nouveau médiateur entre le pouvoir et la « société civile », un nouvel instrument de contrôle de la seconde par le premier. Ainsi, l'émergence du mouvement citoyen est-elle la manifestation du deuil de la révolution sociale : il n’est plus question de changer le monde, mais de faire participer tout le monde à un monde inchangé. Nous tiendrons donc pour nécessaire que le mouvement social puisse balayer le mouvement citoyen, pour nécessaire que toutes celles et ceux qui forment la société puissent être engagés dans sa transformation, sans qu’il leur soit exigé de se référer à l’institution politique. Nous tenons pour nécessaire que le mouvement social s’affronte à l’Etat, et travaille à en hâter la dégénérescence. Nous tenons pour l’une des manifestations de la maladie sénile du socialisme la vieille illusion étatique, de la justice sociale dans le cadre de l’Etat-nation. Nous tenons pour l’un des traits de la maladie infantile du mouvement social toute volonté de freiner le libéralisme, là où il faudrait l’encourager à aller le plus loin possible sur la voie qu’il affirme s’être tracé – jusqu’à ce qu'il la quitte. Nous en tenons pour la sape de tout ce sur quoi reposait le vieux capitalisme, cette sape fût-elle engagée par le capitalisme nouveau.

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