Féeries pascales : L'ultime baiser de Judas


Pâques, du jeudi au lundi, c'est -ce devrait être- LA fête chrétienne, celle qui célèbre ce qui fonde la mythologie chrétienne : la Passion de Jésus. le choix qu'il fait de son destin, de sa dénonciation, de son jugement, de sa mort et, pour qui y croit, de sa résurrection en Christ. Mais pour le christianisme occidental, ou ce qui en reste, cette fête fondatrice n'est plus guère qu'une scansion dans le calendrier des vacances, et c'est le noël des marchands, des usines à jouets et des illuminations consuméristes qui s'est imposé comme le moment unique d'un semblant de rituel religieux. L'ultime baiser de Judas, pour quelques milliards de deniers. Vanité des vanités... Après tout, le disciple fondateur, le seul disciple de Jesus qui ait été indispensable à la naissance de la nouvelle religion, le disciple sans qui le christianisme n'aurait pu être, et sans qui Jesus ne serait resté, quelque temps dans les mémoires, avant que d'en disparaître, que comme un prédicateur excentrique, ce disciple essentiel et sans évangile, c'est Judas.

Que les cadavres des hommes soient accompagnés de ceux de leurs dieux rend les hommes égaux des dieux

Il nous faut bien dire, puisque Pâques, quelques mots de ce vieux cerbère de tous les ordres imposés : la religion. Apparemment, à défaut d’être déjà mort, Dieu serait, du moins en nos contrées, subclaquant, ses églises désertées, ses jours, ses fêtes, ses célébrations réduites aux transhumances vacancières, aux escapades familiales, aux frénésies consuméristes. Mais ce cancer a ses métastases, ce cadavre ses parasites : les églises traditionnelles s’endorment doucement, mais d’autres, pires, naissent de leur soue. Et puis, la religion ne s’éteint pas comme un incendie : elle s’embourbe comme une inondation. Et cela prend du temps : au début du XXIème siècle de l’ère chrétienne, 70 % des Français se faisaient encore enterrer religieusement (du moins leur famille l’avait-elle décidé pour eux). Que la mort soit toujours révoltante est d’autant plus évident qu’elle est devenue invisible, sauf comme spectacle. Le passage vers le néant doit être marqué, les religions sont là pour cela, et à cela au moins –mais à cela seul- peuvent-elles encore servir. Et puisque nul ne vit autrement qu’entre une naissance qu’il n’a pas choisie et une mort qu’il ne peut éviter, autant ajouter à l’absurdité de ce passage l’absurdité du signe qui le clôt. Ce signe est un signe de mort, et un signe mort : que les cadavres des hommes soient accompagnés de ceux de leurs dieux rend au moins les hommes égaux des dieux. La religion serait donc morte ? Pâques est bien le moment où il faut prendre garde aux possibles résurrections. Et puis, la mort du vieil ennemi serait-elle une si grande victoire ? Qu'il n'y ait plus qu'un-e Genevois-e sur dix pour être chrétien pratiquant ne nous dit pas encore l'abandon des fantômes religieux, mais plutôt celui de leur culte historique, et des institutions créées pour le perpétuer. Dix pour cent de pratiquants, cela ne fait pas nonante pour cent d'agnostiques et d'athées, et la défaite de la religion nous apparaît plutôt comme une victoire de l'amnésie, ou de l'indifférence, ou de l'inculture, que comme une victoire de la raison. Or pas plus idéologiquement qu’en tout autre domaine, nous ne nous souffrons du côté des vainqueurs, nageant dans le sens du courant, flottant dans celui du vent, grimpant dans la même posture que l’on prend pour ramper, affectés de cette « intropathie » que dénonçait Walter Benjamin et qui soude en connivence l’historiographe aux vainqueurs de l’Histoire : quiconque domine est toujours héritier de tous les vainqueurs. Nous abhorrons autant la domination que nous récusons l'héritage et méprisons les vainqueurs. La figure du « gagneur» n’est que celle, modernisée, du soudard. « Tous ceux qui jusqu’ici ont remporté la victoire participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur le corps des vaincus d’aujourd’hui » (Benjamin). Nous sommes, spontanément et par raison autant que par souci esthétique, du côté des vaincus, et voudrions bien faire en sorte que sur leurs corps trébuchent leurs vainqueurs, dont le « cortège triomphal », comme ce fut toujours l’usage, trimballe aussi le butin, c’est-à-dire les « biens culturels », c’est-à-dire l’idéologie. Et donc, aussi, la religion. Toutes les religions : celles qui semblent s'effilocher dans l'indifférence comme celles qui se tissent pour les remplacer.

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