Détournement de nation

En France, où les Sarkozy, Besson, Hortefeux, Guéant voulaient en faire un thème de débat prioritaire, histoire de brouter sur les pâturages du Front National (ce qui n'a finalement engraissé que celui-ci) l' « identité nationale » est devenue la dernière excuse de la xénophobie, une machine à désigner l'allogène comme ennemi de l'intérieur, et à trier les indigènes en bons et mauvais Français. Et la droite suisse, elle aussi à la traîne de l'extrême-droite, n'est pas loin de faire le même usage du même concept, tordu, battu et retordu dans tous les sens jusqu'à n'en plus prendre aucun. La nation, dressée par les révolutionnaires contre les identités religieuses et communautaires vaut pourtant bien mieux que l'usage qu'on est en train d'en faire, et qui la réduit à l'ethnie.

Tiens, fume, c'est du bon, c'est du libanais...

Les frontières matérielles, juridiques, du territoire ne suffisaient plus, il fallait qu'on se réinvente des frontières idéologiques traçant des limites entre les populations, les groupes sociaux, les segments de groupes sociaux du même territoire à partir de critères culturels (dont les critères religieux), réduits à ce que les apparences immédiates peuvent suggérer de culture, insensiblement transformés en critères raciaux; et l'on aboutit ainsi, par exemple, à définir à nouveau, mais sans encore le dire clairement (patience : ça viendra) une religion comme une race, ce qui fut fait du judaïsme par les antisémites du XIXe siècle, et ce qui se fait de l'islam aujourd'hui par des gens et des forces politiques (le FN en France, l'UDC en Suisse)qu'on qualifie un peu rapidement d'«islamophobes » alors qu'on ferait mieux de les désigner, comme l'historienne (du judaïsme) Esther Benbassa nous le suggère, d' « islamopathes ». On sait bien que « les races» humaines n'existent plus depuis la disparition du regretté cousin Neanderthal, et qu'il n'y a désormais sur terre qu'une seule race humaine, mais on fait comme si différentes races existaient encore -il suffit de ne plus les appeler « races » mais « ethnies », et la potion passe, le «racisme social » renforçant de la peur des pauvres le bon vieux racisme biologique. Nous voilà donc avec des «étrangers de l'intérieur », qui ne sont même plus forcément étrangers de droit, qui peuvent avoir acquis la nationalité du lieu par par naturalisation ou tout aussi bien par naissance, et que rien d'autre que l'apparence ou le signe culturel extérieur ne distingue de « nous », mais qui vont être considérés comme plus étrangers à nous que des expatriés anglo-saxons ne parlant pas un mot de français (ou d'allemand, ou d'italien), restant constamment entre eux, ne fréquentant « notre » société que contraints et forcés et s'en extrayant le plus vite possible pour leur sociotope endogamique... Cette opération de sélection du « bon » et du « mauvais » étranger (au passage, on relèvera que le « bon » étranger se caractérise aussi par le fait qu'il est riche, et le « mauvais » par le fait qu'il est pauvre) est une construction idéologique, qui, parce qu'elle ne peut plus emprunter au stock de références de l'extrême-droite, dévaluées par les génocides du XXe siècle (de celui des Arméniens à celui des Tutsis rwandais), emprunte désormais au magasin de la gauche -car la nation, depuis 1789, est un concept de gauche. Pour Renan, la nation est le produit d'une volonté, non une donnée des faits. Pour les austro-marxistes, elle n'est une donnée des faits que dans la mesure d'un processus historique donnant naissance, à partir d'une communauté de destin, à une communauté de culture d'où naît la volonté nationale, la revendication de constituer un espace politique spécifique, distinct des autres et s'organisant lui-même. Mais du moment que la communauté de culture débouche sur une volonté nationale, la nation s'émancipe de la culture commune, et la seule volonté de vivre ensemble la constitue. Il n'y avait presque aucune communauté de culture entre Bretons, Occitans, Basques, Picards et Parisiens lorsque se constitua la nation française, et pas plus de communauté de culture entre Tessinois, Zurichois et Vaudois lorsque les radicaux, alors révolutionnaires, commencèrent de constituer une nation suisse. Il se trouve que la volonté de vivre ensemble ne se réduit pas à l'obligation de la même manière en sacrifiant aux même normes. Il se trouve que la nation est une société, pas une communauté. Il se trouve qu'un instituteur algérien est plus proche d'un instituteur genevois qu'un banquier zurichois ou un paysan appenzellois de ce même instituteur genevois. Et il se trouve que d'ici quatre ans, Genève aura un Maire nous venant du Liban, ce qui remet heureusement, dans la ville de Rousseau, le contrat social à sa place : celle d'où l'on peut regarder en face la réalité de nos villes, au lieu que de se coller sur les yeux les lunettes fumées d'un racisme encore incapable de s'avouer comme tel.

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