Métèques humains et légumes indigènes

Il faut bien l'avouer : si on n'avait pas des copains planteurs de cardons, des camarades récolteurs de carottes, des parents grignoteurs des légumes des Charottons, on se serait bien, à gauche, contrefoutu du sort tragique de ces 58 hectares de la plaine de l'Aire, qu'on nous propose de déclasser, et sur le déclassement desquels on vote dimanche prochain. 58 hectares, dans une zone déjà partiellement urbanisée, coincée entre l'autoroute de contournement et la route de base qui depuis vingt ans arrosent les légumes des Cherpines de leurs effluves d'essences et de leurs particules de pneus. Il ne manquait guère qu'un argument dans la campagne pour la préservation de cette zone agricole : l'argument xénophobe. Il n'a pas manqué longtemps, et il est venu de là où il devait venir. Nous le voilà donc servi par l'UDC (entre autres) : la crise du logement est due à l'immigration, si on bloque l'immigration, y'a plus de crise du logement, et plus besoin de construire des logements, et plus besoin de toucher à la zone agricole. Si on bloque les naissances aussi, notez bien...

Loger les Genevois à Genève ou les loger en France ?

Donc, pour sauver les légumes, une solution : fermer les frontières aux humains. Fallait y penser. Car pour le reste de l'argumentation des opposants au déclassement des Cherpines, on est depuis des semaines en rhétorique connue : On ne construira pas assez de logements dans la Plaine de l'Aire ? On est d'accord. On pourrait en mettre plus, et d'entre eux, plus de logements sociaux. On pourrait donc encore densifier. Mais 3000 logements (le projet en est là) dans la plaine de l'Aire, ce sont déjà 6000 personnes logées, sur la soixantaine d'hectares qui pourraient être déclassés. Et 6000 personnes sur soixante hectares, c'est une densité de 10'000 habitants au kilomètres carré. Un peu moins que la densité moyenne de la Ville de Genève, certes, mais tout de même la densité d'un quartier urbain. La menace sur l'autonomie alimentaire de Genève ? Elle est de toute façon déjà illusoire (Genève importe 80 % de sa nourriture), d'autant que la moitié des 20'000 tonnes de fruits et légumes produits par les membres de l'Union Maraîchère est exportée dans le reste de la Suisse. Et dans la plaine de l'Aire, des centaines d'hectares réservés au maraîchage ne sont pas concernés par le déclassement des 58 hectares des Cherpines -dont par ailleurs une bonne partie sont déjà utilisée à d'autres fins qu'agricoles. Le bradage des terres agricoles ? En 40 ans, Genève n'a perdu que le 8 % de ses terres agricoles et la zone agricole occupe toujours la majeure partie de la superficie du canton, hors lac, fleuve et rivières. Mais dans le même temps où la zone agricole se rétrécissait de 8 %, la population du canton, elle, augmentait de 45 %... 8% de terres agricoles en moins, 45 % de population en plus, l'écart entre ces deux variations dit bien de quel privilège la zone agricole jouit, et dont elle ne peut plus jouir, sauf à admettre un urbanisme d'entassement dans la ville-centre, et et un mode de développement consistant à exporter la population au-delà des limites du canton dans le même temps où l'on concentre les emplois dans le canton... On en revient donc au choix que nous avons déjà posé ici : Loger les humains ou les légumes. C'est un choix de priorités, pas un choix exclusif. Si le déclassement de 58 hectares de terres agricoles est refusé, il ne poussera rien d'autre que des légumes sur ces terrain pendant que la population du canton continuera de s'accroître. Il serait temps que la gauche, toute la gauche, comprenne que sa première tâche est de concrétiser les droits qu'elle proclame, et de répondre aux besoins des gens qu'elle est supposée défendre en priorité : ce sont les « couches populaires » qui sont les premières victimes de la crise du logement, pas les multinationales, ou les « expatriés », ni les potentats logés sur les rives du lac. De ces droits et de ces besoins qu'on ne peut pas se contenter de proclamer, qu'il convient d'assurer à Genève, aujourd'hui, on ne peut faire semblant de ne pas voir qu'il y a, au premier rang, le logement. Et pas le logement à cinquante kilomètres (en bagnole) de son lieu de travail... Loger les Genevois à Genève, ou les loger en France ? Entre le PS, les syndicats et le Rassemblement pour une politique sociale du logement, d'une part, et les Verts et solidaritéS d'autre part, il y a divergence sur la recommandation de vote. Pas parce qu'il y a divergence sur le fond (nos programmes sont largement convergents, comme nos critiques du mode de développement de Genève), mais parce qu'il y a divergence dans l'appréciation des priorités. Or un programme ne vaut que si on fait l'effort d'au moins tenter de le concrétiser. Concrétiser les principes de nos programmes, le droit au logement et la défense de l'agriculture de proximité, cela signifie les concrétiser quelque part, en un moment donné. Pas n'importe où, dans longtemps : ici et maintenant, à Genève, en 2011. Et à Genève, en 2011, souffrons-nous d'une crise alimentaire ou d'une crise du logement ?

Commentaires

Articles les plus consultés