Mort de Ben Laden : La créature de Frankenstein tuée par Frankenstein


Sur la mort de Ben Laden, chacun est aujourd'hui sommé, comme après les attentats du 11 septembre 2001 de dire quelque chose, même si cela a déjà été dit cinquante fois, même si nos réactions sont sans autre contenu que toutes celle qui l'ont précédée, qui l'accompagnent et qui la suivront. Celui qui ne dit rien, parce qu'il n'a rien de neuf à dire, parce qu'il préfère se taire plutôt que dire n'importe quoi, ou qu'il n'est pas certain que ce qu'il a à dire ait quelque intérêt, sera suspect d'indifférence, voire de pactiser avec le Diable. Disons donc ce que nous croyons avoir à dire, en tentant, comme nous y invite Spinoza, de ne « ni rire ni pleurer mais comprendr ». Et disons d'abord que Ben Laden tué dans un raid américain, ce n'est après tout que la créature de Frankenstein tué par son créateur. Et ensuite que Ben Laden mort, cela ne change rien à rien -à ceci près qu'il valait sans doute mieux pour les USA le tuer que le ramener vivant : il aurait fallu le juger, et il aurait pu parler...

« La violence pour le corps, et pour l'âme le mensonge »

Le terroriste, c’est l’autre : depuis Thermidor, nul n’a plus revendiqué le titre de « terroriste » pour lui-même. Mais il faut être singulièrement dépourvu de mémoire, à moins que, plus obscurément, on se refuse à faire usage de celle dont on dispose, pour oublier, ou refuser d'admettre, que le terrorisme est sans doute la plus ancienne méthode d'action politique qui soit : il naît quand naît le pouvoir, qu'il en soit usé contre le pouvoir ou par le pouvoir, contre l'Etat ou par l'Etat. Son « éradication » relève de l'illusion et nombre de ceux qui y invitent sont d'ailleurs prêts à le couvrir, quand ils ne l'ont pas eux-mêmes pratiqué, pour peu qu'il soit mené par un Etat, un gouvernement, un pouvoir en place. Les USA étaient « en guerre » contre Ben Laden et la Qaeda? Mais en guerre contre qui ? contre quoi ? A quoi pouvait bien aboutir la guerre des USA contre Ben Laden ? A l'élimination de Ben Laden, à un moment ou un autre (il aura tout de même fallu dix ans). Et ensuite ? Il n'y a personne avec qui négocier; aucun Etat à faire capituler; aucun pouvoir à renverser et auquel substituer un nouveau pouvoir. L'« Occident » est en guerre contre des réseaux, une nébuleuse, des groupes, des individus, Cette guerre est celle du marteau contre un essaim de guêpes. Les USA et leurs alliés ont pu abattre Oussama Ben Laden, bombarder l'Afghanistan, ou le Soudan, ou la Libye, détruire des camps d'entraînement -et après ? Les réseaux se reconstitueront, Ben Laden aura des successeurs. Et peut-être auront-ils été, comme Ben Laden lui-même, aidés, soutenus, formés, financés, armés, par la CIA au temps de la guerre afghane contre l'Union Soviétique. Oussama ben Laden était lié à la famille royale saoudienne. L'Arabie Saoudite et sa famille royale sont des alliés des USA, et l'un de leurs principaux points d'appui dans la région; Oussama ben Laden était allié aux Talibans afghans, lesquels étaient des créatures du Pakistan, principal point d'appui américain contre l'Union Soviétique dans le conflit afghan. « Justice est faite », ont déclaré le président des USA et, en écho, celui de l'ONU... « Justice » ou vengeance contre la créature trahissant le créateur ? Les USA ont financé et armé l'Arabie Saoudite (et donc ben Laden). Ils ont financé et armé le Pakistan (et donc les Talibans). Ils ont instrumentalisé les Frères Musulmans et la Jamaat-I-Islami pakistanaise. Ils ont directement soutenu Ben Laden quand il combattait les Soviétiques. Ils ont largement contribué, à cette époque, à la constitution de sa capacité de nuisance. Ils sont les parrains de ceux qui, vraisemblablement, les ont frappé le 11 septembre 2001. On se retrouve là en paysage connu : il en fut de même des grands narco-trafiquants, érigés en ennemis publics des USA après avoir été financés et armés par les USA contre les mouvements armés d'extrême-gauche (et contre le pouvoir sandiniste) en Amérique latine.. Si douloureux, si insupportable, si incompréhensible que cela soit, les attentats du 11 septembre ont été salués dans les géhennes du monde par des cris de joie et de victoire. Que répondre à la Schadenfreude que ces attentats ont suscité dans les camps palestiniens ou les rues de Bab-El Oued ? Qu'une saloperie n'en efface pas une autre ? Que les morts de New-York ne feront pas revivre ceux de Sabra et Chatila ? Que les attentats de la Qaeda ne servent aucune cause juste, pas plus celle des peuples dominés que celle des dominés dans les Etats dominants ? Qu'aucune révolution, jamais, nulle part, n'a abouti par de tels moyens, et que l'usage de ceux-ci au contraire a toujours renforcé les pouvoirs en place ? Que, comme le proclamait la Première Internationale, « la libération des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes » et que les kamikazes font d'aussi piteux révolutionnaires que les milliardaires saoudiens d'improbables porte-paroles des opprimés ? Que les peuples arabes, aujourd'hui, ont trouvé autre chose, et mieux, à faire que le dijhad : des révolutions démocratiques ? Les Américains exultent, les djihadistes crient vengeance (comme les Américains au soir du 11 septembre 2001), et aux uns comme aux autres, aux terroristes comme aux Etats, on peut adresser cette accusation lancée par Bakounine à Netchaïev : de n'avoir à proposer que la violence pour le corps, et le mensonge pour l'âme. Et après ? Le XXème siècle avait commencé à Sarajevo, en juillet 1914. Le XXIème siècle a commencé le 11 septembre 2001 à New-York et à Washington. Bienvenue dans le XXIème siècle. Un monde nouveau : il y a le Bien et nous en sommes. Il y a le Mal, et ce sont les autres. Nous ne sommes en rien responsables du Mal. Il nous est étranger. Nous n'avons jamais rien fait pour le produire, le provoquer, l'entretenir. Nous ne l'avons même jamais toléré. Nous sommes dans le camp du Bien. Et si le Mal naît de la misère, du chômage, du désespoir, de l'humiliation, s'il naît de la torture, de la négation des droits fondamentaux, de la violence des puissants, ce n'est pas notre faute. Nous ne sommes ni responsables, ni complices, ni coupables. Tout juste spectateurs. Frankenstein a éliminé sa créature ? Bien d'autres Frankenstein nous bricoleront bien d'autres monstres -ce seul être ne nous manquera pas, et rien n'est dépeuplé.

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