A propos (ou au prétexte) de l'Usine comme « lieu alternatif »

Contre l'urbanisme séparateur

Petit débat, assez intime, mais fort intéressant, à l'Usine, hier après-midi. Thème : «L'Usine est-elle toujours un lieu alternatif». On n'a pas répondu à la question. On ne pouvait pas y répondre autrement qu'en se disant que l'Usine est un lieu alternatif puisqu'il est perçu et se perçoit lui-même comme tel. Mais si on n'a pas répondu à cette question, on s'en est posées de nombreuses autres. Dont celle-ci : les offensives dont l'Usine fait l'objet (de la part de la droite municipale, de la part aussi de ses voisins...) ne témoignent-elle pas de la mise en oeuvre, dans la Ville, d'une systématique de la séparation, pour un meilleur contrôle ? De la séparation des lieux, des activités, des publics, des temps, alors que le projet de l'Usine, sa situation au centre de la Ville dans un quartier devenu d'habitation, relève d'une logique de confrontation, de juxtaposition, de désordre ? Bref, d'une logique urbaine ?

Urbanisme unitaire contre urbanisme séparateur

« Si l'on ne joue que la protection, on tue l'espace public, et on tue la démocratie. Paradoxalement, c'est dans les grandes métropoles que peuvent se réinventer des modalités de sécurité et de protection. Pour cela, il faut approfondir une citoyenneté politique et une citoyenneté sociale dans des espaces cohérents, qui ont du sens », déclare le sociologue Olivier Mongin (Telerama du 15 décembre 2010). Genève n'est pas (encore) une « grande métropole » à l'aune européenne, mais, à la considérer dans son intégralité, celle des 800'000 habitants de sa région, elle est déjà une métropole régionale -transfrontalière, qui plus est. L'enjeu évoqué par Olivier Mongin y est donc aussi posé. L'urbanisme se légitime quand il créée un territoire dont la population a accès à l'ensemble des services dont elle a besoin. Mais, dévoyé, il créée aussi un territoire clivé, où la règle est, de plus en plus. celle de la séparation des activités, des populations et des temps pour un meilleur contrôle social, pour plus d'ordre, et plus de sécurité. Or la Ville, c'est le mélange, et donc le désordre et donc une certaine insécurité. L'urbanisme séparateur est ainsi une sorte de négation de l'urbain, et cela d'autant plus que nos villes, désormais, vivent, bougent, travaillent et se délassent 24 heures sur 24 et non plus, comme il était habituel jusqu'aux années septante du siècle passé, 18 heures sur 24, avec une latence entre minuit en six heures du matin. Aujourd'hui, à Genève, des milliers de personnes sont professionnellement actives la nuit, et d'autres milliers de personnes s'y délassent, y consomment, l'arpentent la nuit. Mongin, encore : Quand les flux sont plus forts que les lieux, il faut renforcer les lieux. Quand la ghettoïsation des riches d'un côté, des pauvres de l'autre, casse la mixité qui fait (et que fait) la ville, il faut abattre les murs des ghettos. Quant les lieux culturels sont spécialisés, et séparés, en champs culturels distincts, il faut des lieux culturels où, comme à l'Usine, ces champs se rejoignent, ou l'on fait de la musique, du théâtre, du cinéma... Et quand le privé l'emporte sur le public, il faut multiplier les lieux publics (l'Usine en est un), contre leur grignotement continu par les zones commerciales, les autoroutes, les lotissements. Or les lieux publics comportent tous, forcément, une part d'insécurité : il n'y a que calfeutré et barricadé chez soi, sa pétoire à portée de la main, qu'on peut se croire en sécurité -et même en ce cas, cette sécurité sera illusoire : l'urbain, ce n'est pas la protection contre le risque, c'est l'exposition au risque. Un urbanisme ne vaut que par ce qu'il apporte aux urbains. Il doit donc être conçu en fonction de leurs besoins -et de ceux des habitants de la ville, de tous les habitants d'une ville vivant 24 heures sur 24, non pas en séparant les gens et les activités dans le temps et dans l'espace, mais en admettant leur coïncidence. L'Usine, lieu culturel au coeur de la Ville, et dans un quartier d'habitation, se refusant à s'en séparer, et à séparer entre elles les activités qui s'y déroulent sur divers champs culturels, et à séparer entre eux les publics qu'elles attirent, est ainsi à Genève le lieu d'un refus des logiques de séparation. Et sa défense, face aux attaques qu'elle subit, est une manière de remettre au goût du jour (et de la nuit) le projet situationniste d'un « urbanisme unitaire » projetant de constituer une unité totale du milieu urbain où les séparations, du type travail-loisirs collectifs-vie privée seront finalement dissoutes a priori, comme les séparations entre les populations. En cela aussi, l'Usine peut continuer à se définir comme un lieu « alternatif », qu'elle reçoive ou non des subventions des collectivités publiques.

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