Faire de la politique, mais comment ? Par « tous les moyens, même légaux »

Et si nous prenons le temps, entre deux marques sur nos agendas politiques, de nous demander à quoi servent, et ce qui légitime, les instruments, les organisations et les partis politiques, dont nous nous dotons ou dont nous usons pour « faire de la politique » ? Le groupe politique est d’abord, s'il veut être autre chose qu'un office de placement, l’ensemble des désirs individuels d'action politique ; il n'est ni une famille, ni un groupe thérapeutique, ni une paroisse. Il n'est qu'un instrument, entre les mains de celles et ceux qui le constituent ; il n’a ni ne doit avoir sur eux aucune prise dont ils ne pourraient se déprendre. Le parti n’est pas au-dessus de ses militants, mais en-dessous de celles et ceux qui le constituent. Il faut prendre l’organisation comme l’on prend un outil et pouvoir s’en déprendre comme l’on se dévêt. La prendre pour la part de légitimité qu’elle peut contenir et pour l’utilité qu’elle offre. La prendre sans s’en vouloir les chefs, ni accepter d’en être les instruments. Pour nous, en somme, il n’est rien au-dessus de nous. Nous n'avons pas à faire cadeau de notre liberté à qui ne sauraient en faire meilleur usage que nous-mêmes.

« Il faut toujours annoncer aux autres ce qu'on va faire. Ils ne vous croient jamais. C'est le meilleur moyen de leur faire en toute loyauté les pires abominations » (Jacques Chirac)

Nous ne voulons ni gouverner, ni être gouvernés ? Alors soyons ce que nous voulons : on n’abolit pas la chefferie en se donnant des chefs. Le pouvoir n’est pas à prendre mais à abolir -entre nous d’abord. Ce n’est d’ailleurs pas le pouvoir que nous voulons prendre, mais la vie. Il nous importe donc peu de perdre ces combats politiques dont l’enjeu est le pouvoir d’Etat, le gouvernement, la maîtrise des appareils idéologiques ou répressifs d’Etat, et s’il peut parfois nous convenir de participer à de tels combats, ce sera pour les détourner plus que pour les gagner. Certains y verront un choix de l’impuissance -laissons ces aveugles amnésiques à la litanie de leurs échecs historiques : Trotsky prend le pouvoir, Staline le garde ; Fouché traverse tous les régimes, Saint-Just est guillotiné en Thermidor. S'il y a quelque espace à ravir à l’adversaire, il ne s’agit ni de bâtiments, ni d’institutions : il s’agit de « la tête des gens », de leurs rêves et de leurs désirs, et il ne s’agit de les prendre que pour les rendre. A supposer qu'elle soit possible, et en affirmant qu'elle est nécessaire, une révolution aujourd’hui doit forcément commencer par une critique de la mythologie révolutionnaire, et se terminer en révolutionnant la révolution elle-même, par le jeu, l’humour, le hasard, le détournement de sens -le plus beau de ces détournements serait une révolution déclenchée par des réformistes. Lorsque le système peut se sauver lui-même, les réformistes ne lui sont d’aucune utilité. C’est lorsque le capitalisme est en crise réelle et profonde que le réformisme lui est indispensable, comme ce fut lorsque le christianisme était en crise réelle et profonde qu’il fallut la Réforme pour le sauver -et le sauver des mouvements révolutionnaires nés en son sein. Il n’y a, dans l’ordre politique, pas plus de réforme anticapitaliste concevable qu’il n’y eut, dans l’ordre du religieux, de Réforme antichrétienne. Les révolutionnaires, dans ce dernier ordre, étaient sortis du christianisme -et la Réforme les combattit avec autant de fureur que l’Eglise romaine. Servet finit sur le bûcher de Genève comme les Cathares sur celui de Montségur, et les sociaux-démocrates allemands couvrent l’assassinat de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Or le capitalisme, aujourd’hui, n’est pas en crise si profonde qu'elle puisse le condamner -il n’est qu’en l’une de ses crises consubstantielles, qui sont les explosions de son moteur. Il n’a pas besoin des réformistes pour se sauver, mais par le fait même qu’il est désormais partout, le capitalisme peut être attaqué partout ; par le fait même qu’elle s’est répandue sur tout, la mercantilisation peut être sabotée partout ; par le fait même qu’il est réellement mondial, l’ordre du monde peut être subverti partout. Partout, c’est-à-dire en n’importe quel lieu social et par n’importe quel acte d’insubordination. Il n’est d’instrument dont nous ne puissions faire usage -il n’est que des instruments auxquels nous nous refusons, mais il s’agit là de ces instruments dont l’usage est si contradictoire de notre projet et de ses principes que cet usage seul annihilerait ce projet et condamnerait ces principes. Et puis, nous savons bien une arme de destruction politique massive: le ridicule peut tuer le pouvoir quand il le dépossède de la capacité de recouvrir de peur le rire qu’il devrait toujours susciter, tout pouvoir étant profondément, irrémédiablement, ridicule. Lorsque le roi est nu, il lui faut un rideau de spadassins pour dissuader le peuple de rire ouvertement de lui.

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