La Romandie inexistante

Et qui devient Seigneur d’une cité accoutumée à vivre libre et ne la détruit point, qu’il s’attende d’être détruit par elle, parce qu’elle a toujours pour refuge en ses rébellions le nom de la liberté et ses vieilles coutumes, lesquelles ni par la longueur du temps, ni pour aucun bienfait ne s’oublieront jamais. Et pour chose qu’on y fasse ou qu’on y pourvoie, si ce n’est d’en chasser ou d’en disperser les habitants, ils n’oublieront point ce nom ni ces coutumes.

(Machiavel)

Un camarade belge, Wallon et républicain, José Fontaine, m'avait demandé d’écrire, dans le revue qu'il anime ("Toudi" http://www.larevuetoudi.org/) sur la «gémellité» Romandie/France. Je l'ai fait, en me disant (et en disant) d'abord qu'il faudrait pour qu’il puisse y avoir gémellité, ou quelque parenté forte, entre la Romandie et la France, qu’il y ait Romandie. Or il y a d’abord ceci, que la Romandie n’existe pas, et que n’existent que des Romands - des Suisses de langue française, des citoyens d’un Etat fédéral qui n’est pas une nation, mais une addition de communautés et de Républiques agrégées les unes aux autres au fil du temps - et le plus souvent, non parce qu’elles avaient les unes pour les autres de particulières sympathies (elles n’avaient cessé de se combattre, notamment lors des guerres de religion), ni même une langue commune (à l’exception de Genève depuis la Réforme, les «patois» régnaient partout, tous différents les uns des autres), mais parce qu’elles craignaient de perdre leur autonomie communautaire, municipale, voire républicaine, en se rattachant à l’un ou l’autre des grands ensembles politiques voisins, et que cette crainte commune était plus forte que ce qui par ailleurs les séparait ou les opposait.

La gémellité est dans les gens ; elle est dans la langue, elle est entre ceux qui ici et ailleurs la parlent, mais elle n’est pas entre la France et la Romandie : elle est entre les Français et les Romands. Car il n’y a pas, ou pas vraiment, de Romandie, mais il y a des Romands. Qu’est-ce qu’être Romand ? C’est être Suisse et parler français, c’est parler français sans être Français. Etre Romand, c’est d’abord se définir par ce qu’on n’est pas: on n’est ni Français, ni Alémanique. Comment se définirait-on d’ailleurs par ce qu’on est, quand on n’a pour seule caractéristique commune que d’avoir le français pour langue (et encore : pas depuis très longtemps pour tout le monde : si Genève parle français depuis la fin du XVIème siècle, elle le doit aux pasteurs français qui en firent leur capitale, quand on y parlait savoyard, c’est-à-dire «franco-provençal» ; en Valais, à Fribourg, dans le Jura, dans le canton de Vaud, jusqu’à la fin du XIXème siècle, les «patois» (franco-provençaux, sauf dans le Jura où ils étaient d’oïl), étaient plus usités que le «français de France». Et si l’on peut admettre que la Suisse romande fut alphabétisée en français plus tôt que la France elle-même, c’est à la condition d’en tenir pour négligeable sa part catholique (où l’école ne fut obligatoire que bien plus tardivement qu’en sa part protestante, et où les taux d’analphabétisme et d’illétrisme furent toujours généralement plus élevés), et surtout à la condition de préciser que cette «alphabétisation» fut littéralement forcée par la Réforme calviniste : il fallait lire la Bible, et il fallait la lire dans une autre langue que celle dont usaient les papistes. Ce fut le français, puisque les grands réformateurs, ici, nous vinrent de France. L’école est obligatoire à Genève depuis la fin du XVIème siècle. Mais c’était l’école des pasteurs, et les pasteurs étaient presque tous français, sinon d’origine, du moins de culture. L’école enseigna donc le français, et en une génération, tout Genève fut «alphabétisée» - en français de France, non en savoyard de Genève.

Ce qui définit les Romands, puisque c’est ce qui les unit, est donc la pratique d’une langue qui ne fut pas toujours la leur, et qu’ils apprirent non pour «vivre ensemble», mais pour se séparer des autres - pour se séparer des catholiques quand ils étaient protestants, des protestants alémaniques quand ils étaient catholiques, des luthériens quand ils étaient calvinistes. Cela fait-il une communauté de culture, au sens où une telle communauté serait fondatrice de «quelque chose de national», comme le suggèrent les austro-marxistes ? Certainement pas : cela ne fait qu’une différence d’avec les voisins alémaniques. Il n’y a pas de nation romande, parce qu’il n’y a pas de volonté nationale des Romands (j’entends ici par «volonté nationale» la volonté d’hommes et de femmes de conclure entre eux un contrat politique par lequel ils affirmeraient une volonté commune de définir eux-mêmes leurs règles, leurs normes, leurs lois, leurs institutions, différentes - ou pouvant l’être - des règles, des lois, des normes et des institutions d’ailleurs).

Il n’y a pas non plus de Romandie qui soit partie d’une «nation» française plus large que la France. Il y a un million et demi de francophones dans un pays majoritairement germanophone; il y a six cantons dont le français est la langue officielle dans un État constitué de 23 cantons ; il y a une langue dans un pays qui en reconnaît quatre pour langues officielles, et où il s’en parle, écrit et rêve des dizaines d’autres (Un habitant de la Suisse sur six est d’une langue «étrangère»); il y a, enfin, un ensemble de références implicites, spontanées - mais qui ne le sont que parce qu’elles ont été apprises - à une culture et une histoire françaises, auxquelles s’ajoutent d’autres références à une culture «romande» qui est connexe à la culture française, et à une histoire «suisse» qui n’est devenue celle des Suisses francophones que deux siècles après que la Suisse ait été constituée (comme une alliance, non comme un Etat). Les mythes fondateurs de la Suisse (le serment du Grütli, les batailles contre les Habsbourg...), sont des mythes fondateurs d’une Suisse exclusivement alémanique, à quelques Fribourgeois près. La Suisse originelle est alémanique. La première Confédération est alémanique. Cet État a deux histoires : l’une qui va de 1291 à 1798, qui est celle d’une Confédération dont tous les membres sont des cantons alémaniques - même si elle contrôle ou occupe des territoires où l’on parle français (franco-provençal) ou italien (tessinois), et celle qui commence en 1798, avec l’intervention française et la proclamation de la République Helvétique, et où se créent les cantons romands et le canton du Tessin. Ce sont deux histoires, et ce sont deux Suisses même. La nôtre est républicaine, parce qu’elle naît d’une révolution républicaine (celle de France), ce qui rend possible qu’y adhèrent une République de trois siècles plus ancienne qu’elle (Genève), et une principauté devenue République (Neuchâtel) par une révolution, et que s’y créée une République nouvelle (le Jura). On voit bien là que la France ne nous est pas étrangère (et que nous ne sommes pas étrangers à la France), puisqu'il fallut que la France elle-même se conçoive comme République pour que la Suisse soit possible aux Romands. Historiquement, ensuite, ce sont bien des idées «françaises», plus qu’ «allemandes», qui ont nourri la révolution radicale et permis la régénération puis le réforme radicale de la Suisse en 1848.

Au-delà de cet héritage, cependant, ce qui définit les Romands, est toujours la double négation (n’être ni français, ni alémanique) qui définit toujours la Suisse entière : La Suisse est faite d’Alémaniques qui refusent d’être allemands, de Tessinois qui ne veulent pas être italiens, de francophones qui ne tiennent pas à être français - et de Romanches qui ne peuvent espérer rester ce qu’ils sont qu’en restant politiquement là où ils sont. Mais ces «quatre quarts» inégaux qui composent la Suisse ne la forment pas - et la Suisse consacre de considérable efforts à nier, institutionnellement et idéologiquement, qu’elle soit l’addition de plusieurs Suisses - francophone, germanophone, italophone et romanchophone. Cette négation n’est pas l’affirmation d’une unicité : elle est, au contraire, celle d’une fragmentation: la Suisse n’est pas constituée de quatre entités, mais de 23, dont aucune n’est linguistiquement cohérente ou formant à elle seule une communauté linguistique; elle n’est pas la réunion de quatre communautés, mais de vingt-trois...

On parle quatre langues en Suisse, mais on les parle séparément, et l’on voit venir le temps où Romands et Alémaniques s’adresseront les uns aux autres en anglais (ou dans le pidgin véhiculaire américain que la mondialisation nous fait prendre pour de l’anglais), les uns (alémaniques) pour pouvoir entre eux user de dialectes qu’eux seuls comprennent, les autres (romands), pour n’avoir pas à sacrifier à l’usage de la langue de la majorité. Là encore, c’est le refus qui constitue, mais c’est un refus commun: le refus des Romands de se plier à la langue officielle de la majorité, l’allemand, et le refus des Alémaniques de substituer cette langue officielle à leur langue réelle (le Schwitzertütsch). Quant aux Tessinois et aux Romanches, les premiers se sont eux-mêmes contraints au trilinguisme, et les seconds à l’allemand. La Suisse s’est toujours refusée à se constituer institutionnellement sur la base de son plurilinguisme; elle le reconnaît, certes, mais ce n’est pas sur les langues, et leurs aires de concentration, qu’elle construit son édifice institutionnel -symboliquement, lorsqu’elle s’est nommée, lors de l’ultime phase de sa constitution en Etat «moderne», en 1848, elle s’est nommée en une langue qui n’était aucune de ses trois ou quatre langues nationales, mais en une cinquième - morte, pour plus de sûreté : le nom de l’Etat suisse n’est ni «Confédération suisse», ni Schweizerisches Bundeschaft, ni Confederazione Svizzera, mais Confederatio Helvetica: en latin dans le texte, et avec le qualificatif d’ «helvétique» pour ne pas, en insistant trop sur l’origine alémanique de la Suisse (Schwytz), «froisser» les Romands. La Suisse devrait-elle se renommer aujourd’hui qu’elle le ferait sans doute en anglais, comme elle tend à le faire de ses grandes entreprises publiques (les Télécoms se sont rebaptisées Swisscom, et en Suisse alémanique l’injonction publicitaire se fait de plus en plus souvent en anglais, ou en dialecte - pas en allemand): la Suisse avait emprunté au XIXème siècle la langue d’un empire défunt pour se nommer, elle emprunterait celle de l’empire régnant, toujours pour ne pas avoir à user de l’une des siennes : Tout faire pour ne pas signaler que cet État n’est pas une communauté de culture, mais tout faire aussi pour ne pas suggérer que chacune de ses trois principales parties culturellement constitutives parle une langue aussi, et essentiellement, «étrangère».

La neutralité elle-même, dans les conflit internationaux, est un moyen de négation de l’existence de trois ou quatre Suisses différentes: ne pas prendre parti, pour la Confédération, c’était ne pas prendre parti pour la France ou l’Allemagne ou l’Italie, contre l’Italie, l’Allemagne ou la France. Et lorsqu’il advint que la Suisse «officielle» sembla avoir pris parti, en faveur de l’Allemagne, lors de la Première Guerre Mondiale, l’on vit se constituer un véritable «bloc romand» qui, si la défaite de l’Allemagne n’avait pas réglé le problème, aurait fort bien pu déboucher sur une rupture du «lien confédéral» par l’émergence d’une volonté politique collective et commune des Romands - bref, ce que l’institution suisse craignait et continue de craindre: l'émergence d'une Romandie «réellement existante». La neutralité dans les conflits européens fut ainsi le moyen de faire perdurer une construction politique qui exclut toute affirmation collective romande, mais cultive la fragmentation cantonale (romande et alémanique). Que les Genevois ou les Jurassiens (mais aussi les Bâlois) soient francophiles ne posent pas problème, pourvu qu’ils le soient séparément.

Tout faire, donc, pour que n’existent réellement ni une Romandie, ni une Alémanie, ni même une «Suisse italienne». Je suis Romand, mais la Romandie n’existe pas, se refuse à être et n’est évoquée que par commodité de langage. Il n’y a pas de Romandie, il y a six cantons qui sont autant de «pays» au sens que Ramuz donnait à ce terme (un sens qu’il avait d’ailleurs encore en France au début du XXème siècle, avant que la Grande Guerre ne brasse les populations dans les tranchées de la grande boucherie). Or mon pays, le lieu auquel je me rattache autant «sentimentalement» que politiquement, n’est pas la Romandie : c’est Genève - ce serait Vaud, ou même une partie de Vaud si j’étais Vaudois, comme le «pays» de Ramuz était cette part du canton de Vaud qui s’étend autour du lac et doucement monte jusqu’au Jura et aux Alpes.

Il n’y a pas de Romandie, mais six cantons francophones (ou majoritairement francophones), aux histoires différentes et parfois divergentes, et qui ne forment ensemble qu’une conjonction de refus: celui, d’abord, de se voir rassemblés en une entité commune, «romande», qui serait à la Suisse ce que le Québec est au Canada, ou la Wallonie à la Belgique - une entité constitutive d’un État fédéral. La Suisse est bien un État fédéral, mais ni la Romandie, ni l’Alémanie, ni la Suisse italienne, ni la Suisse romanche ne le constituent: l’Etat fédéral est constitué de 23 micro-États cantonaux, non de quatre communautés linguistiques ou culturelles.

Le second refus «romand» est celui de se voir représenté par un pouvoir central, de constituer par lui une nation, et de voir la petite communauté politique que constitue le canton «fondue» dans un grand ensemble politique, qu’il soit la France - dont on ne veut pas être - ou la Suisse - dont on n’accepte d’être que parce qu’elle permet de ne pas être français, ou plutôt, de l’être sans être de France, tout en s’adossant à la France lorsque l’on en ressent le besoin, en se sentant «un peu français» lorsque l’histoire de France nous y invite. Ainsi, en novembre 1918, lorsque l’Union Syndicale et le Parti socialiste décrétèrent la grève générale pour protester contre le militarisme de la Suisse officielle et la pauvreté de la Suisse ouvrière (car la Suisse fut pauvre, et la Suisse ouvrière plus pauvre encore), cette grève fut-elle un échec en Suisse romande, et y fut-elle dénoncée presque unanimement par tout ce qui comptait politiquement, socialement et culturellement, y compris à gauche, parce qu’elle semblait priver les Romands de la joie de fêter la victoire de la France sur l’Allemagne au terme de la Grande Boucherie.

Mais voyez comme les choses sont complexes: la France est par les Alémaniques eux-mêmes perçue comme un contrepoids à l’Allemagne - qu’ils craignent bien plus que les Romands ne la craignent, puisqu’ils en sont plus proches, et par les Tessinois comme une alternative «latine» à l’Italie, qu’ils affectent de mépriser (sans doute parce qu’ils se sentent trop faibles face à elle): le français est la première langue enseignée au Tessin, après l’italien, mais avant l’allemand, et lorsque l’on interroge, et on le fait rituellement, les Suisses sur la perception qu’ils ont des pays voisins, c’est à chaque sondage, et dans chacune des trois régions linguistiques, la France (la France perçue ou la France invoquée sans doute plus que la France réelle mais qu’importe ?), qui obtient de tous les voisins de la Suisse la plus forte expression de sympathie - chez les Alémaniques et les Tessinois comme chez les Romands.

Il n’y donc pas de Romandie. Et puisqu’il n’y a pas de Romandie, Il n’y a pas de citoyens Romands, mais des citoyens Genevois, Vaudois, Valaisans, Neuchâtelois, Jurassiens, Fribourgeois ; citoyens non d’une entité politique définie par une langue commune, mais d’une communauté ou d’une République fondée sur la seule volonté de vivre politiquement ensemble. Et ces communautés, ces Républiques «romandes», sont aussi différentes entre elles que possible: Genève est une République depuis bientôt cinq siècles, et fut un État indépendant pendant deux siècles et demi (quand elle n’est suisse que depuis moins de deux siècles); Vaud est un «État» au sens formel du terme, mais qui ne fut jamais constitué comme tel avant que l’idée en vint aux révolutionnaires bourgeois de la fin du XVIIIème siècle, et à la France que cela arrangeait de dépecer la République patricienne de Berne en lui ôtant ses bailliages francophones; Neuchâtel était une principauté prussienne; le Valais un ensemble de communautés paysannes; Fribourg, une ville seigneuriale et épiscopale; le Jura un agrégat de terres anciennement épiscopales arrachées par Berne... Quoi de commun entre ces entités, dont certaines furent littéralement construites, assemblées par des pouvoirs extérieurs comme l’on assemble les pièces d’un puzzle, alors que d’autres ont derrière elle des siècles d’histoire autonome? Quoi de commun entre la République de Genève, protestante et urbaine, et les communautés catholiques alpestres du Valais? Quoi de commun? Ceci : la volonté collective, citoyenne, et donc républicaine - lors même qu’elle se refuse parfois au mot - de former une entité politique distincte des autres, de se doter de ses propres règles, de ses propres lois.

Car là aussi, il faut insister: non seulement il n’y a pas d’institution politique romande, mais il n’y a pas non plus, par le fait même, de lois romandes, de normes romandes, de constitution romande. La Romandie n’existe pas plus institutionnellement qu’elle n’existe «politiquement» au sens large du terme (sinon par la double distinction d’avec la Suisse alémanique d’une part, et la France d’autre part). Ainsi l’Église et l’État sont ils séparés à Genève et Neuchâtel, quand les autres cantons «romands» connaissent des Églises officielles (protestantes et catholiques); ainsi les étrangers ont-ils le droit de vote dans le Jura et à Neuchâtel, et à Genève dans les communes, mais pas ailleurs ...

Il ne peut donc y avoir de «gémellité» entre la Romandie et la France, faute de Romandie. Pour autant, il y a des Romands, des Suisses qui parlent français, des francophones de Suisse, et des Suisses francophiles. Et s’il n’y a pas «gémellité» entre eux et la France, du moins y a-t-il entre eux et elle quelque chose qui tient de la fraternité. Car à observer les rapports qu’entretiennent, respectivement, les Alémaniques avec l’Allemagne, les Tessinois avec l’Italie et les Romands avec la France, on ne peut qu’être frappé (et tous les observateurs alémaniques et tessinois le sont), par l’évidente contradiction qu’ils manifestent, entre la méfiance et la peur dont témoignent les Alémaniques à l’égard de l’Allemagne et les Tessinois à l’égard de l’Italie, (à quoi s’ajoute parfois, côté tessinois à l’égard de l’Italie, un mépris qui pourrait bien n’être qu’une sorte de compensation du complexe d’infériorité), et la francophilie traditionnelle (quoique souvent inavouée, et recouverte de cette sorte de récriminations qui sont une manière de rite des relations entre frères et soeurs...) des Romand

Francophilie, non francolâtrie : les Romands aiment la France, mais non l’État français, fût-il républicain. Ce qu’ils aiment de la France n’est pas la France comme entité politique (ses institutions, son gouvernement, ses pouvoirs), mais une sorte de France «personnalisée» par chacun d’entre eux, façonnée à son goût, un ensemble de références personnelles (celles que chaque personne de ce pays entretient avec un autre pays, dont il parle la langue mais dont il n’est pas citoyen), qui nous font nous mouvoir avec bien plus d’aise, plus de familiarité, dans un cadre culturel français que dans un cadre culturel suisse alémanique - qui nous font en somme mieux connaître les écrivains, les musiciens, les peintres, mais aussi les journalistes, les chanteurs de variété, les hommes et femmes de télévision, les responsables politiques français que leurs homologues alémaniques.

Les Romands se font «une certaine idée de la France» : ils s’en font l’idée qui leur convient - et cette idée n’implique nullement quelque tentation que ce soit de se rattacher à la France comme État. Si francophile qu’elle soit, la République de Genève commémore toujours, près de deux cent ans après, la fin de la brève période de son annexion à la France (1798-1814), période au terme de laquelle les élites patriciennes de la vieille république, toutes frissonnantes encore des tourmentes révolutionnaires, s’empressèrent de la faire adhérer à la Confédération Helvétique pour se garantir des soubresauts français. Francophones et francophiles, nous ne sommes pas Français, et ne souhaitons pas le devenir plus que nous ne le sommes déjà. Suisses, nous ne le sommes peut-être que parce que cela ne signifie à peu près rien qui soit contradictoire de nos autres identités.

Que suis-je, politiquement, «citoyennement» parlant ? Je ne suis pas romand. Je suis citoyen de Genève. Suisse parce que Genève est un canton suisse. Français parce que ma culture est, pour l’essentiel, celle de France - et pour le reste, celle d’une Genève, et d’une «Romandie», culturellement connexes à la France. Mais citoyen d’une République de 400.000 habitants, me souciant peu de l’être d’une Confédération de 7 millions d’habitants, et ne ressentant pas le besoin de l’être d’une République centralisée de 60 millions d’habitants. Pour Rousseau, d’ailleurs, la République et la démocratie n’étaient concevables qu’à la taille de la cité - et il pensait à la sienne, non à Paris ou à Londres. «Ma» République est à la taille de la démocratie - d’une démocratie où le pouvoir politique pourrait être constamment contrôlé par ceux sur qui il s’exerce. Encore faut-il que ce pouvoir ait encore quelque pouvoir sur ce qui importe, et ne soit pas réduit à ne plus être que le masque du pouvoir économique : mais il tient à nous qu’il en soit ou non ainsi, et c’est bien l’un des attributs de la citoyenneté que de délimiter son propre champ, de dire sur quoi elle porte, et d’abdiquer ou non face à l’argent. La politique peut être républicaine; l’argent n’est jamais que monarchique, et le marché absolutiste.

Sans doute le rouleau compresseur de la mondialisation capitaliste menace-t-il d’écraser les «petites» citoyennetés -mais, outre qu’il menace aussi les grands États, quand il ne les a pas depuis longtemps asservis, il me semble que, par leur multiplicité, par leurs petites tailles même, les petites Républiques, ou les grandes communes, peuvent y opposer une résistance plus efficace, pour peu qu’elle soit organisée, coordonnée, que les pouvoirs centralisés, les États-nations unitaires, où dès que le pouvoir central a cédé, tout cède avec lui. Chez nous, le pouvoir central (ou ce qui en tient lieu) peut céder (et il cède), mais les pouvoirs locaux peuvent toujours opposer une résistance, et proposer une alternative, potentiellement victorieuses. La question est clairement posée : le veulent-ils? Il n’y a pas de question plus politique, pas de question renvoyant plus immédiatement à la citoyenneté. Car c’est cela aujourd’hui être citoyen : être capable de dresser la Commune contre l’État quand l’État s’aplatit face au Marché, être capable de liguer les Communes contre le Marché quand le Marché menace la démocratie, être capable d’identifier la Commune à la République, quand la banque ferme la fabrique.

Concluons donc: Je pourrais sans deuil cesser d’être Suisse, pourvu que je reste citoyen; mais je ne puis cesser d’être français, sans l’avoir jamais été par ma nationalité, sans me nier comme citoyen. Je suis citoyen d’une petite République, et citoyen d’une grande culture. Cette petite République est mon lieu politique, cette grande culture mon lieu de références multiples. En somme, mon pays, au sens où Ramuz entend ce terme, est Genève. Mais ma quelle est «patrie»? Pour Ramuz, «la patrie est là où il y a le plus de gens qui nous ressemblent». Or il y a plus de gens qui me ressemblent à la Martinique qu’à Zurich, en Kabylie qu’à Glaris, à Québec qu’à Saint-Gall. Par la langue dont j’use, par les références qui sont les miennes, par l’histoire à laquelle je me rattache, par une bonne part du projet politique que je défends, ma patrie est française - et elle n’a pas même besoin d’être la France pour l’être. Les «gens qui me ressemblent» sont ceux qui disent les mêmes mots que moi, dans la même langue que moi, y attachent le même sens et la même valeur que moi - et j’ai bien plus en commun avec un instituteur de Fort de France ou un musicien de Béjaïa qu’avec un banquier de Zurich ou un avocat de Zoug. Question de langue et de culture, certes. Mais question de convictions, et de choix, aussi. De convictions exprimées dans cette langue, de choix fondés sur cette culture.

Quel besoin aurais-je d’être de France par la frontière quand je puis l’être par la culture, par la langue, par le sentiment d’une citoyenneté qui depuis cinq cent ans se joue précisément de la frontière? Calvin et les siens, Français, constituent la République de Genève. Deux siècles plus tard, les fondateurs de la République française s’abreuvent à la source de Rousseau, Citoyen de Genève. Ce qui fonde la République n’est pas le territoire, et ce qui la limite ne sont pas ses frontières: ce qui la fonde est la citoyenneté, et elle n’est limitée que par les limites que la citoyenneté s’impose à elle-même. Je puis, citoyen de Genève, être citoyen d’une République française qui n’est pas dans la République française. Et je puis, en me gardant d’être Français, me garder de perdre des droits politiques dont je dispose ici, et dont mes «gémeaux» français ne disposent pas. Ces droits n’ont pas été octroyés, mais conquis, par les citoyens. Ces droits constituent ma citoyenneté, parce qu’ils constituent le contrat passé entre les citoyens, et qui me définit moi-même comme citoyen : tant que faire se peut, ne jamais s’en remettre à d’autres pour décider des règles que l’on entend suivre, et ne jamais abandonner à quelque pouvoir que ce soit que ce qui est nécessaire pour que ce pouvoir garantisse les libertés. Ce n’est pas ici l’Etat (ou la nation), qui constitue la citoyenneté, c’est la citoyenneté qui constitue l’Etat, et c’est en elle et ses droits que se résume la nation. S’il advenait que l’Etat prétende nier ces droits - eh bien! que périsse cet Etat, et que disparaisse cette nation, pour que survivent ces droits.

Ce n’est pas là refus de la France, et moins encore de la «francité» ou de la «francophonie», mais c’est d’elles un usage par lequel se trace effectivement une gémellité : non avec la France, mais avec les Français, les Québécois, les Wallons, les Valdôtains, et surtout ces dizaines de millions de «francophones» qui ne sont pas français mais ont, pour reprendre la belle expression de Kateb Yacine, pris la langue et la culture française comme «butin de guerre» au terme des combats qu’ils menèrent pour leur libération.

Et cela, enfin et surtout. Me permet de choisir «ma France», de choisir celle de Kateb Yacine et celle d’Aimé Césaire, qui est aussi celle de René Char et d’Etienne de La Boëtie, et de ne rien devoir à celle de Brasillach et de Rebatet. Choisissant «ma France» (et mes Français), je ne choisis pas un État - puisque de cette France, Rousseau et Ramuz sont aussi. Pour État, ma République me suffit. Ou mieux encore, ma Commune -qui fut à elle seule ma République.

Dans Besoin de grandeur, Ramuz s’interroge : «Un petit pays est-il condamné par sa petitesse même à ne pas connaître la grandeur?» Il n’y a à cette interrogation qu’une réponse : que cela dépend de ce «petit pays» lui-même, c’est-à-dire que cela dépend de ses citoyens, d’eux seuls, et de chacun d’entre eux. Parce qu’il dépend d’eux qu’ils se résignent à l’étroitesse des frontières, et s’y calfeutrent, où décident de parler par dessus elles, et d’agir au-delà d’elles. Ramuz, encore : «Le poète s’enferme, mais c’est pour dire ; le petit bourgeois s’enferme, mais c’est pour se taire.» La Suisse se tait. Genève parle. L’une est une Confédération, l’autre une République. Une Confédération n’est qu’un État, et l’État est muet. Une République est une citoyenneté, et il n’y a de citoyenneté sans parole.

Il ne nous reste qu’à faire des citoyens, des poètes.

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