Mouvement socialiste contre mouvement social ?

Refaire de la politique...

En limitant ses pratiques, ses ambitions et ses stratégies à l'occupation de l'appareil d'Etat, le socialisme démocratique a littéralement perdu sa raison d'être et sa légitimité, et se retrouve face au mouvement social dans la position qui était il y a un siècle celle du radicalisme bourgeois face au mouvement ouvrier : raisonneur plus que raisonnable, prédicateur de soumission aux règles du capitalisme sous les masques du réalisme et de la patience, héritier ingrat des révolutions et requérant d'une base réduite à ne plus être qu'un électorat (pour ensuite ne plus ressembler qu'à une clientèle) une « confiance » ne portant plus sur la capacité à réformer, c'est-à-dire, tout de même, à transformer, la société, mais uniquement sur une compétence à la gérer.

« On ne règne pas innocemment » (Saint-Just)

Le mouvement socialiste traditionnel (la social-démocratie, les anciens partis communistes, le mouvement syndical) ne représentant plus réellement les volontés de transformer la société, il s'est fait médiateur entre ce qui subsiste de ces volontés et celles des détenteurs du pouvoir de ne changer le moins possible (et si possible de n'en rien changer du tout) des règles du jeu social. Ne recevant plus de mandat de personne (n'en recevant plus du mouvement social et n'en recevant pas encore de ceux qui ne veulent rien changer), les socialistes ne sont plus que les représentants d'eux-mêmes (ou de leurs comités électoraux), défenseurs d'une démocratie représentative à laquelle ils s'accrochent comme des naufragés à leur radeau mais à laquelle une part grandissante de leur propre électorat ne croit plus -et qui n'a d'ailleurs jamais été pour les privilégiés autre chose qu'un rempart contre la démocratie lorsqu'elle menace leurs privilèges. Qu'un mouvement social soit soluble dans le parlementarisme est devenu un acte de foi de la social-démocratie; qu'il soit récupérable dans le populisme a toujours été une pratique du «communisme»; que le parlementarisme se dissolve dans le mouvement social pourrait redevenir un projet socialiste -mais porté par qui ?
Ce qui aujourd'hui tient lieu de débat politique aux «démocraties occidentales» n'intéresse plus guère que celles et ceux qui le mènent. La politique n'étant plus la « chose du public », la res publica, elle devient un spectacle pour un public de plus en plus mécontent de la prestation des acteurs qui sollicitent ses applaudissements (c'est-à-dire ses suffrages) et de plus en plus critique à l'égard de la pièce elle-même -une pièce dont les auteurs lui sont enfin de plus en plus étrangers. Dans ces conditions, et pour user encore de la métaphore théâtrale, le devoir (et même l'intérêt) des socialistes ne serait-il pas de quitter la scène, ou de subvertir la représentation, et de se mêler au public avant que celui-ci, las de n'être considéré que comme la claque de cabotins, n'aille jouer lui-même sa propre pièce, ou prendre part à de plus sombres réjouissances ?
La médiocrité de la politique, en tout cas, conforte la politique des médiocres, c'est-à-dire le populisme. Le ralliement manifeste de la social-démocratie aux dogmes économiques libéraux, l'identité des méthodes de la gauche et de la droite démocratique, et leur commune méfiance à l'égard des citoyens, ont en tout cas renforcé la certitude de ceux-ci que « les politiques sont tous les mêmes » et que la démocratie représentative n'est que le masque le plus récent du vieux clivage entre le château et la rue : que les locataires du château puissent être socialistes ne sera finalement que la confirmation de l'innocuité de leur présence en ces lieux.
Que la gauche puisse aussi facilement qu'on l'a vu prendre ses aises dans les palais et les allées du pouvoir, au point d'en revêtir les livrées et ne plus guère s'y distinguer, par son comportement, de la droite qu'elle y cotoie, fait plus que troubler celles et ceux qui attendent encore d'elle qu'elle y soit reconnaissable par quelque différence fondamentale : cette intégration de la gauche au monde des dominants rompt le lien légitimant qui en faisait le mouvement des dominés. «On ne règne pas innocemment», disait Saint-Just. On ne gouverne pas innocemment non plus, et il faut bien choisir sa culpabilité ou ses juges. Les partis socialistes ont ce choix : se rendre coupable soit d'irrespect des règles du jeu social et politique, soit de manquement au contrat qu'ils ont passé avec ceux qui les ont élus pour changer ces règles -ceux en somme qui les ont pris pour des socialistes, puisqu'ils se présentaient comme tels.

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