Retour d'Afrique : Décalages horaires politiques


« L'histoire nous surprend là où nous sommes nés », écrivait Régis Debray -du temps où il était de gauche. Elle nous a surpris dans l'une des villes les plus riches de l'un des pays les plus riches du monde. Elle nous surprend aujourd'hui au retour du Burkina Faso, où nous étions partis en délégation des communes genevoises et de la Fédération genevoise de coopération, nous rendre compte sur place de la réalité des projets que soutiennent nos communes. et cette surprise pèse d'un sacré poids : celui de la comparaison entre deux situations extrêmes -la nôtre et celle d'un des trois ou quatre pays les plus pauvres de la planète. Mais toute mauvaise conscience mise à part, et toute posture contrite abandonnée, que faire de cette surprise, et de ce décalage horaire politique ?

De la relativité des urgences et de l'égalité des droits


ne fois relevé que la ville de Ouagadougou disposait du budget de celle d'Onex pour une population dépassant celle de la Suisse romande toute entière et s'accroissant chaque année de l'équivalent de la population de Lausanne, que tout le canton de Genève tient dans un seul arrondissement de Ouaga, que le budget national du Burkina Faso ne dépasse pas la moitié de celui du canton du Valais et que le salaire mensuel d'un instituteur burkinabé est inférieur au montant des indemnités touchés par un Conseiller municipal de la Ville de Genève pour deux heures de séance, qu'a-t-on réellement dit de ce ce qu'il convenait de faire ? des classes de 130 élèves dans nos écoles primaires ? L'égalité peut se faire vers le haut ou vers le bas : Que gagneraient les Burkinabés à ce que nous cessions de nous battre, ici, pour la défense des droits conquis ici, tant que ces droits ne sont pas des privilèges acquis sur le dos des pauvres d'ailleurs ? Ils n'y gagneraient rien. Le combat pour l'égalité des droits est un combat pour hausser ces droits, partout, au niveau de ce qu'ils sont là où ils sont les mieux garantis, ou du moins là où les libertés politiques, culturelles et sociales, toutes conquises contre les systèmes en place, sont telles que si ces droits sont menacés, nous pouvons nous battre pour les défendre sans risquer notre liberté ou notre peau. En d'autres termes : nous ne combattons pas pour que nos droits soient ramenés à ceux dont disposent les Burkinabés, mais pour que les Burkinabés disposent des droits dont nous disposons -c'est le sens d'une formule que nous ne cessons de ressasser : « J'ai tous les droits que je reconnais aux autres, je n'ai que ces droits. Les autres ont toutes les libertés que je m'accorde, je n'ai que les libertés que je leur reconnais »…

Nous adhérons à un projet de décroissance -mais de décroissance de quoi, pour qui ? Parler de décroissance à des Burkinabés ne relève même pas de la provocation, juste de la stupidité : quand les besoins sont tels que tous sont urgents, la seule décroissance acceptable est celle de la certitude que nous savons mieux que les peuples qui bénéficient de cet apport ce qu'il convient de faire et comment il convient de le faire, et de la propension des pays du centre d'être plus exigeants à l'égard des pays de la périphérie qu'à leur propre égard. La décroissance que nous soutenons n'est pas une décroissance des droits, mais une décroissance des privilèges; elle n'est pas une décroissance des besoins, mais une décroissance des gaspillages.
La coopération au développement ne relève pas de la charité, mais de la solidarité. Elle est en somme ce que l'impôt sur le revenu est dans nos communes, nos cantons, nos Etats : un système de redistribution des richesses. De redistribution certes très partielle et très insuffisante, et encore souvent productrice d'une bonne conscience parasitaire, mais d'une redistribution qui aujourd'hui reste la seule traduction un tant soit peu concrète des grands discours solidaires. Les projets de coopération qui ont été présentés, sur leur terrain et par leurs acteurs locaux, à la délégation genevoise rentrée dimanche du Burkina tentent tous, avec tout le succès que permettent les moyens engagés et les contraintes du contexte dans lequel ils sont réalisés, de donner à ce mot de « coopération » son sens étymologique : si les mots ont un sens (mais il n'ont que celui que nous leur donnons), celui de coopération signifie bien « agir ensemble » -pas agir à la place.
Si nous ici et eux là-bas vivions dans des mondes séparés, sur des planètes différentes, dans des temps inconciliables, nous pourrions nous contrefoutre de nos situations respectives. Mais nous vivons dans le même monde, sur la même planète, et au même moment. Et nous n'avons qu'un choix avec l'histoire : la faire avec les autres, ou la faire subir aux autres.

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