Six semaines de vacances pour tous : Travailler moins pour travailler mieux ?

Le 11 mars prochain, on votera (aussi) sur l'initiative populaire lancée par « Travail Suisse », et soutenue par l'ensemble des syndicats et des partis de gauche, pour l'introduction de six semaines de vacances annuelles. Nous soutenons cette initiative. Mais pas avec les précautions de langage prises par ses auteurs et ses principaux soutiens : nous ne la soutenons pas parce qu'elle ne « coûtera rien », ni pour «récompenser la productivité accrue des travailleurs», ni pour « travailler mieux en travaillant moins ». Nous la soutenons parce qu'elle permettrait à celles et ceux à qui elle est destinée (même s'ils et elles ne sont pas tous les travailleurs et toutes les travailleuses, mais seulement les salarié-e-s) de, pendant quelques jours de plus, ne pas travailler pour d'autres.

Valeur des vacances, vacance des valeurs ?

Par quelle argumentation les partisans des six semaines de vacances défendent-ils leur projet, qui pourrait l'être de bien des manières, dont celle-là est sans doute la plus douteuse : en nous expliquant qu'un « salarié reposé est un salarié plus productif », que la productivité n'ayant cessé d'augmenter (+ 22 % en quinze ans), on peut se permettre de consacrer une partie de cette augmentation au repos du travailleur productif (et de plus en plus stressé, et souvent rendu malade, par sa productivité même), à qui on n'a accordé, toujours depuis quinze ans et en moyenne, que 18 minutes de réduction du temps de travail par an, le droit aux vacances n'ayant pas été étendu depuis trente ans... Et les chiffres tombent : les maladies dues aux travail coûtent dix milliards de francs par an en pertes de production et en soins médicaux (ceux-ci participant cependant du produit intérieur brut : plus on soigne, plus le PIB augmente...). Augmentons-donc les vacances pour faire des économies : l'accroissement du temps de vacances coûterait 6,6 milliards à l'économie ? Le travail, en son sens le plus étymologique, lui coûte 10 milliards...
Mais n'oublions pas que les deux semaines de vacances que nous voulons accorder en plus, comme les quatre semaines déjà garanties, ne le seraient qu'aux salarié-e-s. Ni i aux indépendant-e-s (vrais ou faux), ni à celles qui assument, sans être salariées, la plus énorme part du travail socialement nécessaire : le travail familial non rémunéré. Qu'elles continuent d'ailleurs à faire pendant les « vacances » . Selon une étude de l'Institut de l'ONU pour le développement social (UNRISD) menée dans huit pays, dont la Suisse, le travail familial non rémunéré (éducation des enfants, travail ménager, soins aux adultes, préparation du pastaga de Monsieur sur le terrasse des vacances), essentiellement accompli par des femmes, représenterait 60 % du PIB suisse en 2004, et 8,5 milliards d'heures de travail contre sept milliards pour le travail rémunéré, ce qui fait du secteur ménager un secteur économique plus important que le secteur tertiaire. Et la pression sur les femmes pour qu'elles assurent le travail de proximité non rémunéré est d'autant plus forte que les collectivités publiques économisent dans leurs propres secteurs éducatif et sanitaire, reportant sur les « aidants naturels » (ou les « aidantes habituelles ») des tâches qu'en période florissante les services publics assument.
Enfin, les vacances, les loisirs, sont moins, en nos sociétés, un temps libre qu'un marché. On l'avait d'ailleurs déjà vérifié avec le passage aux 35 heures en France : si les industries d'exportation l'ont eu mauvaise, le secteur des loisirs a vu son chiffre d'affaire global croître de manière inespérée. «La valeur des vacances, c'est la vacance des valeurs», dit Edgar Morin, évoquant non les valeurs monétaires mais les valeurs immatérielles. Certes, dans une société marchande, les vacances sont un marché, mais notre camarade Conseillère nationale Maria Roth-Bernasconi a beau nous expliquer que « passer à six semaines de vacances, ce n'est pas faire l'éloge de la paresse » comme si cet éloge devait être blasphématoire (Réveille-toi, Lafargue, les socialistes sont devenus laborieux !), c'est bien d'un peu de paresse en plus dont nos semblables ont besoin (nous, merci, ça va. on en a notre compte). Car si les vacances ne permettent pas de s'extirper du magma marchand, elles permettent tout de même de se soustraire, du moins physiquement, au travail déterminé par d'autres. Et c'est la raison pour laquelle nous soutenons la proposition de deux semaines annuelles supplémentaires de vacances. Pas pour « travailler mieux en travaillant moins » : seulement pour travailler moins (au sens que l'on donne ici et maintenant au mot «travail»...).

Pour la même raison qu'on vous a appelé ici à dire «non» à une demie-journée de travail scolaire en plus pour les écoliers du primaire genevois, on vous appellera donc à dire « oui » à dix jours de vacances en plus pour leurs parents. On n'allait tout de même pas louper l'occasion de faire leçon de cohérence à notre propre parti, qui appelle à soutenir en même temps deux semaines de vacances annuelles en plus pour les adultes et l'équivalent de trois à quatre semaines de travail scolaire en plus pour les enfants...

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