Permanence de la toxicomanie et du deal : Sortir de l'impasse de la prohibition

Si l'on en croit les statistiques de la criminalité qui viennent d'être rendues publiques (et qui ne mesurent en réalité pas la criminalité, mais sa répression), le marché genevois des stupéfiants (autrement dit : des drogues illégales) n'a pas connu d'évolution significative entre 2010 et 2011. En d'autres termes, on en serait resté au même point. Avec à peu près autant de consommateurs, à peu près autant de dealers, actifs dans, grosso modo, les mêmes quartiers et vendant à peu près les mêmes substances au même prix... et ce n'est pas une bonne nouvelle, puisque cela signe l'échec de décennies d'une répression de la consommation et du commerce des drogues -une répression qui n'a fait reculer ni la première, ni la dangerosité du second, mais qui coûte mondialement 100 milliards de dollars par an. Et engraisse les mafias.

Deux spectres hantent nos villes : le dealer et son client

Deux spectre hantent nos villes : le toxicomane et son dealer. Une question hante le débat social et sécuritaire : qu'en faire ? Des décennies de «gestion du problème»  par la répression n'ont abouti qu'à une impasse. Certes, la politique  mise en oeuvre en Suisse dans les années nonante pour répondre à la progression du sida, a sauvé des vies : les locaux d'injection, la fourniture de seringues, la distribution contrôlée de méthadone et d'héroïne ont répondu à une urgence, mais à une urgence de santé publique -pas à celle de donner une réponse à un problème, celui de la toxicomanie, dont la permanence signe l'incompétence des politiques qui prétendaient y répondre. La toxicomanie est en effet une constante dans toutes les sociétés humaines. On ne l'a jamais éradiquée, tout au plus a-t-on pu substituer une drogue à une autre, déterminer une norme sociale et culturelle distinguant les toxicomanies admises, voire encouragées, de celles combattues, mais on n'a jamais, nulle part, pu annihiler l'envie ou le rite de consommer une substance modifiant la perception que l'on a de soi-même et du monde.
La nécessité d'un profond changement d'attitude devrait donc s'împoser -la Commission globale sur les politiques en matière de drogue y appelle, en plaidant pour la décriminalisation de la consommation. Mais décriminaliser la consommation d'une substance dont on continuerait à criminaliser la fourniture ne reviendrait qu'à sortir de l'impasse de la répression pour entrer dans celle de l'hypocrisie. Qu'elle soit satisfaite par l'usage de substances dont le commerce ici est légal (alcool, médicaments) ou illégal (opiacés, cannabis, drogues de synthèse), la toxicomanie est situation de dépendance à l'égard de la substance que l'on consomme, mais aussi, à l'égard de qui vous la fournit. Et lorsque cette fourniture est illégale, cette dépendance l'est à l'égard de réseaux criminels.
Nous sommes de ceux qui veulent décriminaliser non seulement la toxicomanie et pour qui cette décriminalisation ne doit pas être seulement celle de la consommation, mais aussi celle de la fourniture de ce que l'on consomme.  D'abord, parce que la prohibition des substances (faut-il rappeler l'exemple de celle de l'alcool aux Etats-Unis dans les années vingt ?) n'empêche pas leur consommation -elle ne fait que transformer leur commerce en trafic, en dégrader la qualité, en accroître la dangerosité et en augmenter le prix et les profits qu'en tirent les trafiquants. Ensuite, parce que cette prohibition est criminogène : le consommateur est contraint de s'approvisionner auprès de délinquants que fournissent des criminels. Tant que le marché ne sera pas contrôlé par la collectivité publique mais par les réseaux mafieux, il prospérera en bouillon de culture de racket, d'exploitation et de violence. Un vrai marché libre. Illégal, mais libre. Où le plus fort et le plus brutal s'impose. Et qui pèse 350 milliards de dollars au plan mondial, ce qui le fait talonner le marché pétrolier.

Traiter légalement opiacés, cannabis, drogues de synthèses, comme l'on traite l'alcool et les médicaments, ce serait rompre avec de vieilles conceptions purificatrices et rédemptrices, où il s'agit de « nettoyer » la société d'un mal qui la souillerait et d'admettre que le « drogué » soit puni par la souffrance du sevrage du péché de s'être drogué autrement qu'admissible en un lieu et un moment donnés. Ce n'est pas une lutte pour ou contre la toxicomanie qu'il s'agit de mener, pas plus que la lutte pour la décriminalisation de l'avortement n'était une lutte pour l'avortement.
La société n'est pas innocente de ce qui mène les plus fragiles de ses membres à la fuir par la drogue. Elle serait plus coupable encore de les passer par pertes et profits, de tenir leur existence pour quantité plus négligeable que la satisfaction d'avoir tenu jusqu'au bout un discours sécuritaire et démagogique qui fait des toxicomanes les proies de mafieux. Mais il y a pire encore que ces mafieux, pire que les dealers qui parasitent les rues de Pâquis jusqu'aux abords des écoles : il y a les politiciens ou les gourous prêts à sacrifier, fût-ce au nom de la loi, toute chance de rompre le cercle vicieux de la toxicomanie et du trafic, pour la satisfaction pharisienne de remplir les prisons de dealers (de préférence immigrants illégaux). sans que jamais il n'en manque un dans la rue à qui en cherche un.

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