Que faire des initiatives populaires inapplicables ?

De quel droit mettre des bornes à la démocratie ?

Par 21 voix contre 20, le Conseil des Etats a suivi, fin février, le Conseil National en proposant d'élargir les critères d'invalidation d'une initiative populaire, en y intégrant le possible non-respect par l'initiative des droits fondamentaux. Une modification de la Constitution étant nécessaire pour que cette proposition soit entérinée, c'est le peuple qui décidera d'accepter ou de refuser cette limitation de son droit souverain à voter sur tout et n'importe quoi, y compris sur des textes absurdes e/o inapplicables (l'interdiction des minarets ou l'expulsion des « criminels étrangers », par exemple). Actuellement, les textes d'initiatives n'ont à respecter que les règles impératives du droit international : le génocide, la torture, l'esclavage, sont prohibés. Mais cela ne va guère au-delà de ces évidences. Il s'agirait donc d'y ajouter quelques bornes à ne pas dépasser -comme l'interdiction de la peine de mort ou des mariages forcés, déjà posées dans la constitution fédérale et la convention européenne des droits de l'homme.

Du droit démocratique de déconner, et du droit fondamental de s'asseoir dessus

i « les humains naissent libres et égaux en dignité et en droit », des dispositions légales niant cette égalité fondamentale sont contraires à ce qui fonde tout droit positif depuis deux siècles. Il n'y a certes pas de droit fondamental à construire un minaret ou à s'empaqueter dans une burqa, mais le droit de construire un minaret découle du droit de construire un clocher, et le droit de porter un voile du droit de porter une cornette. A contrario, l'interdiction de construire des minarets n'est légitime que dans le cadre d'une interdiction générale de construire des protubérances religieuses, et l'interdiction de porter la burqa d'une interdiction générale de s'affubler d'accessoires vestimentaires cachant le visage. Cela posé, qu'en déduire ? La Constitution fédérale suisse reconnaissant à la fois la primauté du droit international sur le droit fédéral et la possibilité de voter sur des textes contraires au droits international quitte à ce qu'à la première tentative de les faire respecter une juridiction internationale soit saisie, on peut inscrire n'importe quoi dans la Constitution suisse : une disposition interdisant les minarets, les clochers, les chiffres « arabes », les croissants au petit-déjeuner ou la couleur verte, comme on avait pu y inscrire une disposition interdisant l'abattage rituel juif des animaux ou les processions religieuses catholiques. Rien n'empêche personne ne proposer n'importe quoi, ni n'exclut qu'une majorité de la population le vote : une disposition islamophobe ? c'est fait. Mais pourquoi pas une disposition judéophobe, athéophobe, homophobe ou misogyne ? Pourquoi pas le rétablissement des bûchers pour les hérétiques et les sorcières ?
En démocratie la décision populaire fonde la légalité, mais seulement la légalité. Les Suisses ont accepté une initiative islamophobe d'une parfaite imbécilité mais l'initiative acceptée n'est pas devenue plus intelligente par la grâce d'avoir été acceptée par le peuple souverain, la souveraineté n'étant pas plus pour le peuple que pour un monarque un préservatif contre l'imbécilité. Ce qui distingue la démocratie de l'oligarchie et de la monarchie n'est pas une qualité supérieure des décisions prises, mais leur légitimité supérieure. En somme, la démocratie se traduit par une égalisation du droit à faire des conneries : ce droit était celui, exclusif, du tyran, il devient celui, partagé, des citoyens (et des citoyennes).
Pour les uns, on respecte mieux les droits populaires en les préservant du risque de voir leur expression ridiculisée par l'impossibilité de la concrétiser qu'en les laissant s'exprimer en adoptant des propositions inapplicables; pour les autres, le respect de ces droits, à quoi qu'ils aboutissent, prime tout le reste. Et on peut proposer d'interdire les minarets, de rétablir la peine de mort ou de proclamer que la terre est plate. Au fond, cette conception des droits populaires est le fruit de la démocratie elle-même, et de ce qu'elle implique de risque totalitaire -ou en tous cas arbitraire, de cet arbitraire d'une décision majoritaire à laquelle la minorité n'aurait aucun droit de se soustraire... Mais il y a des décisions parfaitement démocratiques sur lesquelles rien n'est plus urgent que s'asseoir, par exemple lorsque le droit d'initiative aboutit à faire voter le peuple sur des textes inapplicables -ce qui est sans doute se moquer le plus lourdement des droits du peuple, en les réduisant à une bouffonnerie.
On cherche en Suisse le moyen d'éviter que le peuple souverain accepte des propositions absurdes. Mais si, plutôt que de priver le souverain du droit de déconner, on donnait aux minorités qui refusent de se plier aux déconnages acceptés par la majorité le droit et la possibilité de n'en pas tenir compte ? Au droit démocratique de dire n'importe quoi doit répondre le droit non moins fondamental de n'en rien entendre.

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