Tiens, si on parlait d'autre chose que de nos affres politiciennes : Quelle actualité du marxisme ?

On ne s'interroge pas, dans nos troquets accoutumés, que sur la bouleversifiante actualité politique locale... Ainsi, entre la poire de la succession de Mark Muller et le fromage du mercredi scolaire, s'est-on demandé innocemment, histoire de parler d'autre chose, si le marxisme était encore d’une possible actualité... Il l’est, avons-nous répondu, nous qui ne sommes pas marxistes, puisque son objet (le capitalisme) l’est toujours. Marx est d’actualité, mais comme Machiavel, et pour les mêmes raisons instrumentales : l’un analyse le capitalisme, l’autre le pouvoir politique, et ni le capitalisme ni le pouvoir politique n’ont déserté le champ de l’analyse, ni celui de l’action politique.

C'est encore loin, l'île d'Utopie ? Tais-toi et rame...

nous parlons de Marx, et nous parlons de nous. Nous parlons de Marx, et non de ceux qui se sont réclamés de lui ; et nous parlons de nous, puisque nous parlons de l’ «actualité» de Marx -comme nous pourrions parler de celle de Bakounine, moins encombré de disciples que son vieux frère ennemi.... Il y a ce que Marx a dit, écrit, et ce que les «marxistes», ou présumés tels, ou autoproclamés tels, en ont fait -et le rapport de l’un aux autres tient plus souvent du bégaiement rituel que de la compréhension et de l’adaptation: les meilleurs d’entre les « marxistes », ceux d’entre eux qui ont le mieux compris Marx, sont précisément ceux qui l'ont réinterprété et « révisé» (comme Bernstein ou Kautsky), et qui ont été dénoncés, idéologiquement déshérités, politiquement diabolisés, par les pires caricaturistes de Marx -à commencer par Lénine, qui prétend au marxisme mais prend le pouvoir avec les méthodes de Blanqui et le garde avec celles de Robespierre, à continuer par Staline, qui prétend continuer Lénine (et donc Marx), mais prend le pouvoir avec les méthodes de Fouché et le garde avec celles d’Yvan le Terrible.
Marx n’est pas pour grand chose dans ce que quelques uns de ses disciples ont fait du marxisme et la chute de l’Union Soviétique a singulièrement éclairé notre paysage intellectuel : on peut (re)lire Marx sans se retrouver dans le même camp que les professeurs de Diamat stalinien, comme on peut (re)lire Bakounine sans se retrouver dans la même cellule que l’assassin de Sissi, et (re)lire Rousseau sans se retrouver siégeant au Comité de Salut Public. Et lire Marx (comme Bakounine ou Rousseau, comme Machiavel ou La Boëtie), ce peut être (et, de son propre point de vue, ce doit être) s’apprêter à le critiquer, à critiquer son déterminisme, son mécanisme, ses certitudes...). La critique de Marx sera d’ailleurs d’autant plus radicale qu’elle s’appuiera sur lui.
En outre, ni l’analyse du capitalisme, ni la volonté de l’abattre, ne sont réductibles au seul marxisme, et d’entre les multiples courants politiques et/ou intellectuels du socialisme, le marxisme n’est ni le plus virulent à l’égard du capitalisme, s’il prétend être le seul à l’analyser scientifiquement, ni le plus volontariste : l’exigence anticapitaliste est plus présente chez les anarchistes et n’est pas moins forte chez les socialistes chrétiens. Marx est anticapitaliste, certes -mais pas beaucoup plus que Lamennais et bien moins que Bakounine... d'ailleurs, l’anticapitalisme n’est pas le socialisme : après tout, et à leur manière, le fascisme et l’intégrisme religieux sont anticapitalistes...
Nous n’avons pas affaire avec le marxisme, et moins encore avec la pensée de Marx, à un corpus théologique clos, mais à une pensée sociale -au double sens d’une analyse de la société, et d’une volonté de la transformer : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit maintenant de le changer ». Or que vaut le meilleur des programmes si l’on ne dispose d’aucun moyen de l’appliquer ? Marx (mais aussi Bakounine) répond par l’engagement à la pratique. L’utopie n’est pas l’île de Thomas More, elle est concrète, elle se concrétise dans la lutte politique, et l’organisation pour cette lutte. Mais que vaut une lutte sans programme ? Que vaut d’être au pouvoir si on ne sait pas qu’en faire, ni qu’y faire, si on n’y fait rien ou qu’on n’y fait que ce que d’autres pourraient y faire (aménager le capitalisme, par exemple) ? Marx répond par l’engagement au programme. Cette double exigence, celle du programme et celle de la pratique, est une double critique : une critique du pragmatisme et de l’activisme, c'est-à-dire des pratiques sans programme, et une critique de l’utopisme, c'est-à-dire d'un programme sans pratique.
L’île d’Utopie est parfaite, en son genre quelque peu carcéral. Mais elle n’est nulle part, et elle est hors du temps. Elle n’est pas une alternative, mais un rêve -un opium du peuple comme les autres. Quant au pragmatisme, qui calibre constamment l’action aux possibilités offertes d’agir ici et maintenant sans sortir du cadre donné par les institutions existantes, à quoi mène-t-il, sinon à pérenniser ces institutions, et donc à faire le contraire de ce qu’une force de changement est supposée faire ? Nous parlions de Marx, et nous parlions de nous...

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