Il a 250 ans, Genève brûlait les livres de Rousseau : L'hommage du feu aux flammes




Une petite troupe recueillie a commémoré hier matin dans la cour de l'Hôtel-de-Ville, sur les lieux du crime (contre l'esprit), un événement dont Genève n'a pas lieu d'être fière : la lacération et la destruction par le feu il y a deux siècles et demi, le 19 juin 1762, sur ordre des autorités genevoises et au grand plaisir de Voltaire et du Résident de France, de deux des oeuvres majeures de Jean-Jacques Rousseau, « Le Contrat Social » et « L'Emile ». Trente ans plus tard, la révolution genevoise annulera la fatwa des autorités de l'ancien régime, réhabilitera Jean-Jacques et en refera le Citoyen de Genève. C'était un beau temps, que celui où les livres avaient à Genève suffisamment d'importance pour qu'on les condamne au feu en espérant que ce qu'ils contiennent parte en flammes, en fumées et en cendres... Ainsi, en brûlant le livre, l'honorait-on, et honorait-on son auteur... L'hommage du feu aux flammes de la pensée...

Je suis tombé par terre, c'est peut-être pas la faute à Voltaire, mais si je me suis relevé, c'est bien grâce à Rousseau

amedi, à Confignon, et hier matin, sur le mode de le repentance, dans la Cour de l'Hôtel de Ville, on célébrait une fois de plus Jean-Jacques Rousseau. Et on le recélébrera moult fois dans les semaines et les mois à venir, de toutes les manières possibles, en tous les endroits possibles, sur tous les sujets et tous les tons possibles. Genève chante toutes polyphonies culturelles dehors les vertus et l'héritage de celui dont en son temps à lui elle brûla les livres et renia les oeuvres. Le trois centième anniversaire de la naissance du Citoyen de Genève est pour Genève un étrange moment de gratitude, dont on n'est pas totalement convaincus que son objet l'apprécierait s'il pouvait le vivre. Qu'importe, au fond? Nous lui sommes assez redevables, et d'abord de notre conviction qu'un autre monde, une autre société sont possibles, pour faire nôtre un peu de ce moment commémoratif.

Rousseau n'est pas le premier à avoir proclamé qu'un autre monde était possible, qu'il ne tenait qu'à la volonté des peuples de le construire (ou à leur absence de volonté de subir le monde tel qu'il est). Les plus radicaux des humanistes (tel La Boëtie) avant lui l'avaient dit : la réalité telle qu'elle est n'est pas toute la réalité possible.  Dans le dossier (excellent) consacré à Rousseau par Le Courrier du 9 juin, le philosophe Luc Vincenti rappelle que «  Pour l'institution des sociétés politiques, la bonne idée survenue au bon moment peut faire basculer le cours des choses », et que tel fut le cas de l'idée de volonté générale, telle que la concevait Jean-Jacques. Une volonté générale absolutiste, qui force à être libre, mais qui définit elle-même ce qu'est la liberté...

Or les hommes et les femmes libres peuvent se tromper, et souvent se trompent. Et de toutes les façons, pour définir la liberté, il faut que les citoyens en délibèrent, et pour qu'ils puisse en délibérer et former ensemble une volonté générale qui ne soit pas insensée, comme elle risque constamment de l'être, il faut que les citoyens, tous les citoyens, soient « éclairés », c'est-à-dire informés. Cette compétences des citoyens est la condition même de la liberté, et de sa capacité à se corriger elle-même, à revenir sur ses erreurs. Il ne s'agit même pas pour Rousseau d'un droit du citoyen à être informé, mais d'un double devoir, de l'Etat comme du citoyen : le citoyen doit être informé (c'est une obligation de l'Etat) et doit s'informer (c'est un devoir du citoyen). On ne peut donc en rester à une «République des savants» ou des experts : l'expertise elle-même doit être républicaine, c'est-à-dire être l'affaire de tous. Et pour cela, tous doivent participer au processus délibératif à la source des grandes décisions engageant la collectivité (et pour Rousseau, les plus importantes de ces décisions sont celles qui déterminent les constitutions, non celles qui désignent des représentants, et moins encore celles qui ne portent que sur un sujet particulier). Cette participation est en outre la condition de la socialisation : disposer d'un pouvoir de décision dans la société, et sur la société, c'est en être membre; être privé de ce pouvoir, c'est être conduit à en être ennemi. La société ne tient pas seulement par ses règles, elle tient surtout par la participation des sociétaires à la définition de ces règles : le contrat social ne tient que s'il garantit la liberté des citoyens qui le passent, en même temps qu'il leur impose des obligations -dont celle de prendre la part que l'on peut aux « affaires de l'Etat » : « Sitôt que quelqu'un dit des Affaires de l'Etat : que m'importe ? on doit compter que l'Etat est perdu »...

Rousseau n'était pas subjectivement révolutionnaire, s'il le fut objectivement. Il ne concevait la nécessité d'une révolution que lorsque plus rien d'autre n'est possible pour faire éclater la puissance du pouvoir en place, mais la violence des révolutions le révulsait et il leur préférait les réformes radicales, mais pacifiques  Le genre de réformes qu'on aurait pu attendre d'une révision constitutionnelle, par exemple (mais c'est évidemment un exemple pris totalement au hasard).

Commentaires

Articles les plus consultés