L'Apocalypse, c'est pour aujourd'hui ou pour demain ?

Adieu, monde cruel...

La diffusion sur la télé romande du beau film de Lars von Trier, « Melancholia », portrait de fragilités humaines s'achevant par rien moins que la fin du monde, nous a remis en mémoire quelques prédictions hasardeuses entendues ça et là, nous annonçant cette fin pour demain, ou après-demain, ou juste un peu plus tard, ou à la fin de l'année,  A quoi tiennent nos méditations nocturnes :  au visionnage d'un film riche de contenus multiples après une soirée d'ennui granitique passée à entendre des discours sans enjeu sur un projet de budget municipal qu'on ne pouvait qu'expédier pour étude en commissions. La télévision, parfois (trop rarement), peut ainsi sauver une soirée d'une vacuité plus sidérale que la planète Melancholia...


Décider de la finalité du monde plutôt qu'en craindre la fin...

Au prétexte d'une fumeuse correspondance entre la date grégorienne du 21 décembre et la fin de la 5125ème année du cycle long d'un calendrier maya, du moins tel qu'ils l'ont compris, quelques gentils frapadingues new age nous annoncent la fin du monde (à la suite d'un alignement galactique, d'une inversion des champs magnétiques de la terre, d'une collision avec un astéroïde, ou même avec une planète), et quelques autres, plus subtils, la fin d'un monde -le nôtre, ce qui renverrait plus justement que le cataclysme précédemment évoqué à une apocalypse (une révélation, un dévoilement). Un vieux mythe, dont le texte de Jean (ou attribué à Jean) dans les Evangiles n'est que la version chrétienne.

Les religions ont pour fonction d'expliquer l'inexplicable et d'ordonner le chaos. Elles le font toutes, chacune à sa manière, en construisant des mythes qu'elles passeront ensuite des siècles à bricoler pour les rendre présentables au fur et à mesure que le temps passe et que les contextes trépassent...  L'Apocalypse de Jean évoque un règne millénaire du Messie, avant que s'instaure pour l'éternité le Royaume de Dieu. Mais à partir de quand compter ces mille ans du règne messianique ? A partir de la naissance du Christ, comme le suggéra Augustin ? Et que veut dire, combien dure, un an, dans une telle annonce ? Le christianisme primitif (au sens de «naissant») était convaincu que l'apocalypse était proche, et le Jugement avec elle. Et au fur et à mesure que son attente était déçue, on la renvoya dans un avenir de plus en plus indistinct, pour la reconvoquer à chaque grande période de troubles et de malheurs, à chaque peste, à chaque guerre civile, à chaque invasion. Ou la brandir quand le besoin, plus politique, s'en faisait sentir (pour Luther, la Bête de l’Apocalypse n'était autre que le Pape...)...
Pour les juifs, les chrétiens et les musulmans, la fin du monde donne un sens à l'histoire, rendue possible par la Création et logique par le Jugement. Que l'histoire ait un début et une fin, et entre les deux un sens et une logique, est un prédicat idéologique - d'autres postulent un temps cyclique fait de dissolutions et de renaissances successives. Les religions du Livre construisent l'histoire: les philosophies et les idéologies athées ou agnostiques habiteront cette construction, sans la dénaturer, mais en en expulsant Dieu et en faisant de l'Humanité le Messie. Pour les unes et les autres, pour les religions et les irreligions, c'est le mal, la souffrance, l'exploitation, qui signent l'imminence du Jugement -qu'il soit le Jugement de Dieu ou celui des hommes. Les sectes millénaristes ne dérogeront pas à cette annonce d'un Bien ultime sortant du Mal présent, et elles feront de leur marginalité même la preuve de leur vérité -comme les premiers chrétiens virent dans leur persécution la confirmation de la représentation, dans l'Apocalypse de Jean, de la Rome impériale comme le lieu de la Bête.

L'annonce de la fin du monde manifeste ainsi le refus du monde tel qu'il est. Ce refus est impuissant, il ne débouche sur rien (ou sur le suicide collectif), mais il contient un germe de résistance qui ne demande qu'à être plus que le recours désespéré à un mythe, ou l'expression d'une sorte de complexe de supériorité masochiste de l'homo sapiens sapiens version européenne et nord-américaine, à la fois convaincu de sa toute-puissance et terrifié par ce qu'il croit être sa propre capacité de non seulement pouvoir se détruire, mais de pouvoir détruire la planète toute entière -alors que quoi que l'on fasse, elle nous survivra. Et que d'ici à ce que notre espèce en disparaisse, elle devrait plutôt se consacrer à choisir les finalité du monde qu'elle habite plutôt que cultiver la peur de la fin de ce monde.
Il ne s'agit pas de sauver la planète, mais une espèce qui y vit: la nôtre. La planète nous survivra, et survivra à toutes nos conneries. Nous, c'est moins sûr. La planète peut parfaitement se passer de nous, c'est nous qui ne pouvons nous passer d'elle...

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