Putain, soixante ans...

A dix ans, on se demande ce qu'on fout là, on n'a pas la réponse, mais on est là quand même. Et on se demande s'il est vraiment nécessaire de grandir, on se répond que non, mais on grandit quand même.
A quinze ans, on se dit qu'on est sera vieux à trente, et à dix-huit ans on décide qu'on se tuera avant d'en avoir quarante.
A vingt ans, on se dit qu'on a encore le temps de voir venir avant de se ranger ou de se tuer. Et à quarante ans, on ne s'est pas tué mais on se dit qu'on aurait peut-être du se ranger, faire carrière et famille...
A cinquante ans, on se dit qu'un demi-siècle, c'est bien court.
Et voilà, on a soixante ans.
On a grandi, on a vieilli, on ne s'est pas tué, on ne s'est pas rangé, on n'a pas fait carrière, on n'a pas fait famille, on n'a pas de Rolex, pas de bagnole et pas de pouvoir. Et on gage qu'on ne fera ni n'aura jamais rien de tout cela, même si la statistique nous donne encore un bon quart de siècle d'espérance de vie.
Mais où sont-elles passées, ces soixante années ? Qu'en a-t-on fait ? Où diable les avons-nous perdues, gaspillées, consumées ? Elles sont passées si vite... et pourtant, pendant ce temps pour nous si court, on a changé de monde...


... être vieux sans être adulte...


... Et dire qu'à ma naissance Staline régnait encore sur l'Union Soviétique, que l'Indochine était encore française et en guerre pour ne plus l'être, que l'Algérie n'avait pas encore pris les armes pour être algérienne, que Maurice Thorez régnait sur le PC français et Palmiro Toglatti sur le PC italien, que Léon Nicole venait tout juste de claquer la porte du Parti du travail pour créer son propre parti...


Imaginez, jeunes gens, le temps, à Genève, des années cinquante et soixante...


Nous n'avions pas de Playstation, pas de jeux vidéo, pas 150 canaux au câble, tout juste, depuis le début des années soixante,  la télé en noir et blanc...  pas de dvd, pas de cd, pas d'Ipod ni de baladeurs, pas de téléphones portables,  pas d'ordinateurs et pas d'Internet. On faisait un truc de vieux : lire, et on se prenait pour Jean Valjean ou Gavroche, Athos ou Aramis, Etienne Lantier ou Mathias Sandorf...  On écoutait la radio : le lundi c'était la pièce policière, le mardi la pièce du  répertoire, le mercredi, le concert classique, le dimanche matin, "l'oreille en coin" sur France-Inter. On allait au cinéma. Y'en avait plein, de cinémas, dans tous les quartiers. On faisait l'école buissonnière pour aller au Cinébref, où les actus et un documentaire passaient en boucle. Ou,  plus tard et plus grands, au Corso, où on avait deux films de série B, un western et un polar, pour le prix d'un.

Nos copains, on les retrouvait dans la rue ou au centre de loisirs, pas sur Facebook.
Y'avait pas de fast-food, y'avait que des bistrots de quartier. On mangeait n'importe quoi, sans regarder les étiquettes de ce qu'on achetait (elles ne disaient d'ailleurs rien, ces étiquettes). Y'avait pas de bouffe "light", ni de bouffe "bio", dans les rayons des supermarchés -et de toute façon, on allait plus souvent à l'épicerie du coin qu'au supermarché; on se foutait du cholestérol comme de notre première appendicite, et nos parents s'inquiétaient quand on était maigres, pas quand on était gras... On mangeait des légumes et des fruits quand leur saison était venue -ni avant, ni après. Pas de raisin à noël, pas de fraises à pâques... on s'est goinfrés de vrai beurre, d'huile, de lard, de vrai sucre. On a petit-déjeuné au café au lait (entier, le lait, et pas déca, le café) et aux tartines beurrées et confiturées. On n'a jamais fait de régime. On n'a jamais fait de sport. On ne fera pas de service militaire.
Quand on était gosses, y'avait du plomb dans les tuyaux, de l'amiante dans les faux plafonds, du mercure dans les thermomètres et dieu sait quoi dans les rouleaux de réglisse achetés chez Neuneu, à la sortie de l'école d'Onex ...
On allait batifoler l'été dans l'Aire qui moussait de détergent et puait quand même l’égout. On faisait du vélo sans casque de protection, on dévalait les pentes sur des machins à roulettes, on sautait dans un vieux foin pourri plein de bestioles... Et quand on se cassait la gueule, nos parents ne déposaient pas plainte contre le fabriquant du vélo, le services des routes ou le propriétaire de la grange.
Dans les bagnoles de nos parents, y'avait pas de ceintures de sécurité, pas d'airbags, pas de sièges enfants, pas de radio.
On a fumé comme des pompiers pyromanes des cigarettes dont les taux de nicotine et de goudron dépassaient le taux de participation probable du vote sur la nouvelle constitution genevoise. On a fumé des Boyards papier maïs. des Davidoff papier maïs, des Kazbeks soviétiques, des Sobranie, des Celtiques, et deux paquets de goldos bleues sans filtre par jour.
On a fumé des herbes qui font rire, avalé des pilules qui font planer, essayé des poudres qui rendent con, et si on a arrêté tout ça, c'est seulement parce que ça nous faisait plus marrer.
On a baisé sans capote, on s'est réveillés dans des lits qu'on ne connaissait pas avec des personnes qu'on ne connaissait pas non plus. Et on a aimé ça. Mais on ne tournait pas autour de nos génitoires comme si elles étaient le centre du monde.
On a fini le Cycle d'Orientation en section P, et commencé à bosser en apprentissage. On a chômé sans honte, travaillé sans plan de carrière, glandé sans remord.
On a joué avec des allumettes, on a voulu faire la révolution sans vouloir prendre le pouvoir, on a aidé des "terroristes", on s'est retrouvés dans des villes sinistres parcourues de fantômes armés, on a balancé des cocktails Molotov, on a écrit des insanités sur les murs, on en a scandé dans les manifs. On a connu toutes les prisons de Genève, en commençant par La Clairière.
Ayant vécu comme on a vécu, on devrait être mort. Mais on est toujours là et toujours étonné d'y être, toujours vivant, toujours aussi chiant. On fume toujours, on boit toujours, on met toujours pas de capotes, on a toujours pas de bagnole, on fait toujours pas de sport, on n'est toujours pas accouplé, on aime toujours autant être seul de son avis... et c'est pas pour faire le malin, mais on se sent plus vivant que le seront jamais, les générations de paranos hygiènistes qui nous ont suivis.
On aime croire qu'on n'a pas changé. Ou si peu. On ne devrait jamais être sérieux, quand on a soixante ans. On n'a  plus à l'être. On n'en a plus besoin. On n'a plus à tenter d'atteindre que le seul et  bel objectif que Brel nous assignait : arriver à "être vieux sans être adulte".  Et c'est un boulot à plein temps.
On se souhaite un bon anniversaire.


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