Et Jean-Jacques revint...

Elle : Enfin...
Lui : Enfin ?
Elle : Enfin... enfin te revoilà... il y avait si longtemps...
Lui : ... que je n’étais plus revenu à Genève, oui... mais tu sais ce qui m’en avait tenu éloigné : ce qui me requérait ailleurs avait singulièrement plus de force que ce qui m’y aurait retenu. Si on y avait encore voulu de moi...
Elle : Que t'importe, qu'on y veuille ou non de toi ? Cette ville est ta ville, non ?
Lui : Bien sûr, ma ville... mais j’ai toujours la même impression d’étrangeté à m’entendre dire « ma ville ». Genève n’appartient à personne, et surtout pas à qui croit en détenir les clefs et croit pouvoir parler en son nom. Elle appartient à ceux qui l’habitent, d’où qu’ils viennent, à ceux qui la font vivante, quels qu’ils soient. Et à ceux qui la rêvent, où qu’ils soient.
Elle : Et l'as tu reconnue, « ta ville », ou le rêve que tu entretenais d'elle, en revenant sur tes pas ?
Lui : Je l'ai trouvée changée, comme agrandie. Mais c’est peut-être d'avoir été fidèle à elle-même, à ce qui l’avait constituée, à ce qu’elle continuait d’être, même sans le savoir ou sans qu’elle s’en souvienne. Je l'ai reconnue non pas telle qu'elle était. je l'ai reconnue un peu telle que je la voyais, ou voulais la voir...

Elle : Nous n'aurions changé la ville que pour lui permettre de se ressembler à nouveau ou te permettre à toi de la retrouver telle que tu la rêvais ?
Lui : J’avais quitté une ville engoncée, ne sachant plus très bien ce qu’elle voulait faire d’elle-même, se remettant encore lentement d’avoir abandonné à d’autres le soin de lui assigner un destin -et quel destin ! celui d’un centre commercial, d’un parking, d’un échangeur d’autoroutes… Genève s’est réveillée, et se réveillant s’est ébrouée, et s’ébrouant s’est émancipée.
Elle : Ne crois pas que ce fut simple... Il a fallu que nous échappions à nos propres frontières... ton mot, « s'ébrouer », c'est le mot juste. Nous nous sommes ébroués, comme quand on s'éveille. Et en nous ébrouant, nous avons reconnu notre ville : vieille de 2000 ans, Commune depuis 1000 ans, République depuis 500 ans, et canton pour l’accessoire depuis que, revenus dans les fourgons d’une armée étrangère en chassant une autre, quelques notables avaient encore si grande peur des révolutions de France qu’ils virent en la Suisse une assurance tous risques politiques...
Lui : N'étiez-vous pas las de contempler à vos portes l’Europe en train de se faire, si difficilement que cela soit, n'étiez-vous pas fatigués d’attendre que se déchirent les mythes et que se dissipent les peurs pour sauter à communes jointes par dessus cette frontière qui traversait la ville réelle ?
Elle : Oui, et pourtant, tout cela n'était qu'évidence...
Lui : Une évidence ?  mais pourquoi mit-elle si longtemps à s’imposer, qu’on avait fini par la prendre pour un projet révolutionnaire. Eppur si muove… Il en fut d’autres évidences comme de celle-ci, et je mesure bien, pour les avoir rencontrés, les obstacles qu’il faut surmonter pour que des mots comme « égalité », «démocratie», « contrat social », sortent des discours pour prendre leur vrai sens, lourd, vérifiable…
Elle : Eh oui, citoyen de Genève... On a toujours beaucoup parlé ici, et beaucoup écrit, et toi le premier. Enfin, non, pas le premier, mais pas des moindres...  Genève est une ville de mots. Il en aura fallu dire et écrire beaucoup, longtemps, pour que les actes suivent. Mais ils suivent. Ils finissent toujours par suivre... et ces promeneurs là ne sont pas solitaires...

Lui :  Il fut un temps, le mien, où l’on était tenu de croire que la « démocratie » ne pouvait se concevoir que si les citoyens ne s’en servaient pas. L'exclusion des droits politiques n’était pas une faiblesse du système, mais le système même. Ainsi la décision politique restait-elle en mains d’un petit nombre de gens (surtout des hommes, surtout des universitaires, surtout des membres actifs d’organisations politiques, sociales ou économiques puissantes, surtout des gens aisés…) décidant pour le grand nombre. Fermée aux étrangers, étrangère aux pauvres, méfiante à l’égard des femmes, ignorante des jeunes, cette vieille démocratie était un jeu d’initiés, cette vieille République un club privé, d'autres que moi disaient que la ville de Rousseau était politiquement celle de Voltaire.
Elle : Tu le vois : il s’est bien passé quelque chose ici. Genève n’a peut-être pas été révolutionnée mais réformée (pardonne-moi ce jeu de mot que l’Histoire me souffle), et c’est un peu la même chose, dans cette ville un peu arrogante, en tous cas orgueilleuse, résistant dans le même mouvement où elle s’ouvre, provinciale et planétaire tout à la fois. Nous avons retrouvé le monde -le vrai, pas celui des chiffres et des quantités, celui des hommes et des femmes, des idées et des peuples. Celles et ceux que l’on pourchasse pour leur parole libre trouvent à nouveau ici un asile ; les villes que l’ordre du monde déchirent trouvent en la nôtre une amie. Genève ne donne plus de leçons sans tendre la main.
Lui : C’est un geste qu’elle sut faire autrefois, et qu’elle oublia. Elle prit pour une raison d’être ce qui n’était qu’un moyen d’exister ; sa richesse l’avait assoupie, elle sommeillait sur son matelas d’or, drapée d’une bannière à croix rouge, bercée par le murmure de ses banquiers, quelques souvenirs héroïques meublant ses rêves.
Elle : Ce n’est pas si facile qu’on le dit de rompre avec des habitudes dont avait fait des lois, et avec des lois que l’on prenait pour une fatalité. Ce fut fait pourtant, et bien fait.

 Lui : Merci... J’avais envie de revenir à Genève, j’ai désormais envie d’y rester. Et de t'y attendre. Notre vieil Héraclite ne nous disait-il pas : « Si tu n’espères pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas » ? Je t'espère...
  Elle : ... espère moi...  et contente-t'en...

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