Sécurité : Mais que fait la Polis ?

Un débat incessant : la sécurité publique
Au cas où vous ne le sauriez pas, Genève, à peine sortie de deux élections (une « partielle » en Ville et celle de la Cour des Comptes) est entrée à nouveau en année électorale : celle qui s'achèvera à l'automne 2013 par l'élection de son parlement et de son gouvernement (désormais en même temps, et pour cinq ans). Et comme il fallait s'y attendre, puisque nous en avons pris la morne habitude, on va beucoup parler de « sécurité » pendant les onze mois qui nous séparent de cette échéance. On va beaucoup en parler, pour beaucoup en dire n'importe quoi. On aura donc, ici aussi, l'occasion de revenir sur le sujet -mais pour essayer d'en dire autre chose que ce qui, à gauche comme à droite d'ailleurs, en sera dit. On commence donc aujourd'hui...

« Quoi ! le peuple est fait ainsi ? s'est écriée d'une voix la gent timide des bourgeois. Vite, augmentons la police, armons-nous, fermons nos portes, et mettons-y le verrou ! ». (Michelet)

Nos sociétés sont infiniment plus sensibles à la violence (dans la définition qu'en donne l’historien Robert Muchembled : toute acte de brutalité commis par une personne sur une autre, pouvant entraîner la mort ou menaçant de l’entraîne) qu’auparavant, et cela alors même, ou pour cette raison même, qu’elles sont infiniment moins violentes. Une baisse constante de la violence s’est produite en Europe occidentale, hors des périodes de guerre, les taux de délinquance et de criminalité violentes se sont stabilisés et il n’y a plus, depuis longtemps, aucune mesure entre la situation actuelle dans nos pays et celle qui y prévalait ne serait-ce qu’il y a un siècle. Le monopole politique de la violence physique légitime, qui caractérise l’Etat moderne, a d’abord renvoyé à la marge (sociale et géographique) des comportements et des pratiques qui étaient avant cela une norme sociale, celle de la vengeance, du règlement « en famille » (ou en clan, en tribu, en quartier…) des conflits et de la sanction privée des actes délictueux ou criminels. Pour autant, le sentiment d’insécurité reste très répandu, et la perception d’une menace physique assez généralisée, alors même que cette menace est désormais ténue –et que la réalité de la menace physique, telle qu’elle est existe, n’est pas liée à l’image médiatique de l’ « insécurité » : ce n’est pas dans la rue que le risque d’être agressé est le plus élevé, mais, pour les femmes et les enfants, c’est en famille ; ce ne sont pas les dealers, les voleurs, les braqueurs et les délinquants sexuels qui font peser, hors du domicile, la plus grande menace de violence physique, mais les automobilistes. Quant au spectacle de la violence collective, lui-même n’a plus rien à voir, dans nos sociétés, avec ce qu’elle était dans le passé : les « bandes » des cités, le « Black Block », les émeutes des banlieues, font bien piètre figure quand on les compare aux violences collectives des siècles passés.

Le sentiment d’insécurité n’est cependant pas un pur fantasme : il est la perception de faits réels, parfois bénins pris isolément, mais dont l’accumulation et la récurrence constituent une gravité subjective particulière, dont les conséquences sociales sont d’autant plus importantes qu’elles sont subies par des personnes déjà socialement fragilisées. Les incivilités et la délinquance pourrissent la vie de gens dont la vie est déjà difficile : elles sont une violence de faibles sur de plus faibles encore. Surtout, la perception, même excessive, d’une insécurité aboutit à une auto-privation de la liberté individuelle. Plus gravement, les recommandations, faites à certains « groupes à risque » d’éviter certains lieux, ou certaines heures, ou certaines tenues, sont autant de restrictions à l’autonomie individuelle –en plus de contribuer à la banalisation de la menace, et à la légitimation du rapport de force physique comme mode de relation aux autres. Lorsqu’il est demandé aux femmes de ne pas se promener seules la nuit, ou d’éviter de porter des jupes trop courtes,  ou de fréquenter certains lieux, au motif qu’en ces lieux, à ces heures ou avec ces tenues, le risque d’une agression sexuelle est aggravé, il est alors demandé aux femmes de se priver d’une liberté fondamentale : celle de se déplacer et de se vêtir comme elles l'entendent, que nul ne songe à nier aux hommes. Or une liberté n'est fondamentale que si elle est fondée sur l’égalité de celles et ceux à qui elle doit être garantie, hommes ou femmes, jeunes ou vieux, riches ou pauvres. Demander aux femmes, ou aux personnes âgées, de se priver elles-mêmes de leur propre liberté de se déplacer, c’est accepter comme « normal » ce qui les en prive, c’est-à-dire le règne du rapport de force physique et de la menace de la violence, alors que la tâche première de la collectivité publique serait d’abolir ce règne, de contrecarrer cette menace –bref, d’exercer ce « monopole de la violence » qui est supposé être le fondement de leur légitimité, parce qu'il implique le refus de toute autre violence -y compris celle qu'on ne voit pas, parce qu'elle s'abat sur les plus faibles, femmes et enfants, chez eux, au domicile familial.

Seulement voilà : le combat contre cette violence n'est pas politiquement rentable : il ne se mène pas en lâchant dans un quartier, pour quelques semaines, quelques dizaines de policiers supplémentaires sous l'oeil des caméras...

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