Débats parlementaires : Faire court, mal faire...

Un soir de janvier, en séance extraordinaire, le Conseil Municipal de la Ville de Genève a pris deux décisions d'importance : celle de recapitaliser à hauteur de 120 millions de francs, aux frais de la Ville, la caisse de pension des employés de la fonction publique, et celle de repousser de 62 à 64 ans l'âge de la retraite pleine de ces employés. Que le parlement municipal ait à prendre ce type de décision n'est pas à contester : c'est son rôle. Qu'il les prenne à des majorités parfois fort étriquées (une seule voix, s'agissant de l'âge de la retraite), cela peut arriver. En revanche, qu'il les prenne en tronquant le débat est bien plus douteux, et bien plus dangereux. Un parlement, ça parle. Et quand ça ne parle pas, ce n'est plus un parlement mais une chambre d'enregistrement...

« Au pas, camarades, au pas, camarades, au pas, au pas, au pas...  »...


Or donc, en janvier dernier au Conseil municipal de la Ville de Genève, la proposition de reporter, dans le statut du personnel municipal de la Ville, l'âge de la retraite de 62 à 64 ans n'a été acceptée qu'à une voix de majorité. Et la proposition de poursuivre le débat («troisième débat») n'a été repoussée qu'à une voix de majorité. Des majorités si ténues sont accidentelles, quelle que soit la décision qu'elles font prendre. Une décision elle aussi accidentelle, à la merci d'une absence, d'une maladie, d'une erreur. Cela, c'est dans l'ordre des choses parlementaires (il n'y a que dans les conclaves romains que les cardinaux subclaquants étaient amenés sur une civière pour pouvoir voter avant de défunter). Mais si, en sus d'être accidentelle, ce qu'elle peut toujours être, la décision est prise au terme d'un débat écourté, et donc tronqué, c'est sa légitimité même qui pourra être mise en doute.

Il y a toujours eu, depuis que la démocratie politique a été instaurée, deux conceptions contradictoires du travail politique, et donc du travail parlementaire : la première de ces conceptions est celle dont la démocratie hérite des régimes politiques qui l'ont précédée : elle privilégie la rapidité de la décision à la richesse du débat, qu'elle est constamment tentée d'écourter pour pouvoir décider plus vite.  La seconde conception, celle dont nous devrions nous honorer, que ce « nous » désigne l'ensemble des démocrates ou qu'il ne désigne que « la gauche » au sens large, est fondée sur une exigence de liberté d'expression, et d'acceptation du pluralisme des opinions et des positions. Cette exigence, la gauche l'a portée pendant longtemps -c'est-à-dire pendant tout le temps où elle n'était pas intégrée aux institutions politiques, et n'avait pas intégré les règles, les habitudes, les réflexes de ces institutions. Et cette exigence est encore généralement affirmée par chaque nouveau parti, de gauche, de droite ou d'ailleurs, débarquant dans un parlement -tel naguère le MCG au parlement cantonal, et encore aujourd'hui, parfois,  au parlement municipal.

Il fut un temps où la gauche en général, et les socialistes en particulier, étaient une force subversive, porteuse d'un projet de changement, et incarnant une pratique politique différente -une pratique politique critique, revendicatrice, et notamment revendicatrice de transparence, de liberté du débat et d'obligation pour les élus de rendre des comptes à celles et ceux qui les ont élu.  Sommes nous aujourd'hui si profondément, si confortablement, coulés dans le moule des institutions que nous en ayons totalement pris les contours : le secret, la connivence, les négociations opaques et les marchandages de souks ? Nous ne sommes tout de même pas tous résignés à ce que la gauche soit à ce point coulée dans le moule des habitudes, des turpitudes et des conformismes politiques qu'elle en soit devenue incapable de se souvenir de ses propres exigences et de retrouver ses vieux réflexes, sinon libertaires, du moins démocratiques.

Nous ne sommes pas élus pour enregistrer les propositions de nos gouvernements, fussent-ils de la même couleur politique que la nôtre. Nous avons des comptes à rendre à celles et ceux qui nous ont élus, pas à celles et ceux qui nous gouvernent. Cela vaut pour les débats publics, cela vaut même pour les débats en commissions, quelque ânerie disciplinaire que l'on trouverait bon d'insérer dans les réglements de ce qui est encore supposé être des parlements démocratiques.
Cela peut être confus, répétitif, fatiguant (et fatigué), un débat « libre ». Cela peut aussi dégénérer -et alors ? si c'est le prix de la liberté, c'est un prix supportable. Un parlement n'est pas un dortoir, et l'étymologie même du mot signale la nécessité que toutes et tous puissent y parler librement, et aussi longtemps, et aussi souvent qu'il est supportable. A chaque fois qu'un débat est « accéléré » ou  clos sans que toutes celles et tous ceux qui entendaient y prendre part aient pu le faire, la légitimité des décisions prises au terme de ce débat amputé est elle-même amputée.

On n'attend pas de parlementaires qu'ils se taisent, mais qu'ils parlent -et laissent parler les autres. Aucun parlementaire n'a d'ailleurs été forcé de l'être et  nous ne siégeons pas dans des parlements (ou des commissions parlementaires, des conseils d'administration ou de fondation) comme des touristes sur une chaise longue dans un camping : nous y siégeons en tant que représentants de nos partis politiques, et en tant qu'élus, et ayant été volontaires pour l'être (une élection peut toujours se refuser). Nous ne disposons pas seulement d'une voix pour voter, mais aussi d'une voix pour parler. Nous avons donc à dire ce que nous voulons qu'entendent ceux qui ont eu la faiblesse coupable de nous élire. Eux, et eux seuls, sont en droit de nous faire taire : en ne nous réélisant pas dans deux ans.

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