Enjeux sociaux et enjeux sociétaux : Une « gauche populaire » ?

Une vingtaine d'élus socialiste français ont dévoilé le 20 février un « Manifeste de la Gauche populaire » prônant la «reconquête» des « catégories populaires et moyennes », en privilégiant désormais les enjeux économiques et sociaux sur les enjeux « sociétaux » et la reconstitution d'une base sociale et électorale populaire cohérente plutôt que l'addition des jeunes, des milieux culturellement émancipés, des femmes et des minorités ethniques, sur des thèmes liés aux modes de vie. La «Gauche Populaire» observe que la « droitisation » de la France, ces dernières années, se mesure à l'enracinement du Front National « dans les territoires périurbains et ruraux » et considère que la gauche se doit de mener ces prochaines années une politique qui soit le « levier d'une reconquête durable et robuste (...) de sa base sociologique naturelle ». Bref, de bonnes questions et des constats justes, mais pour quelles réponses ?

Frigide Barjot et les multinationales sont dans un bateau...


La naissance au sein du PS français  d'une « gauche populaire», d'une tendance organisée prônant une action politique privilégieant les enjeux économiques et sociaux aux enjeux « sociétaux », est, en soi, une bonne nouvelle. Même si on est plus dans le calcul électoral que dans la réflexion politique, et que l'objectif de cette « gauche populaire »  tient plus de la reconquête d'un électorat perdu que de celle d'une cohérence perdue. La « gauche populaire » veut  « cibler la base sociologique naturelle » de la gauche... mais de quelle gauche parle-t-on? La confusion est ancienne, entre entre « gauche » et « socialisme », la première qualification, qui renvoie aux positionnements respectifs des forces politiques face aux évolutions sociales,  est en fait synonyme de «progressisme »... Or le projet socialiste, c'est autre chose, c'est plus qu'un « progressisme » : c'est un projet de changement fondamental des règles du jeu social et économique et des rapports de propriété. « Gauche » et « socialisme », cela ne ne renvoie donc pas aux mêmes critères, aux mêmes positionnements. Sur les enjeux «sociétaux», moraux, éthiques, il y a une droite progressiste et une gauche conservatrice. Mais quand il s'agit de propriété privée, de salaires, de revenus, d'impôts, il n'y a plus qu'une droite tout court et une gauche tout court.
Ce qui va faire la différence entre l'une et l'autre, entre la « gauche » sans autre précision, et les Verts en sont, et un mouvement socialiste qui ne serait pas renié, ce sont les choix qui ont un fort contenu économique, et de fortes conséquences sur les rapports de propriété. On se retrouvera sur la même ligne qu'une partie de la droite démocratique, que les Verts ou que le « centre » (à supposer que le « centre » existât politiquement) sur des enjeux sociétaux : le droit de vote des étrangers, l'engagement d'apprentis sans-papiers par la Ville de Genève ou de Lausanne, le droit au mariage des homosexuels, parce que ces enjeux sont sans grande conséquences économiques et sans grand impact sur les rapports de propriété. Mais dès qu'il sera question d'impôts, d'héritages, de salaire minimum, de revenu minimum, de service public, le clivage entre «progressistes» et « conservateurs »  va laisser place au clivage entre « égalitaristes », « partageux », c'est-à-dire nous, et défenseurs des privilèges du revenu et de la fortune, c'est-à-dire « eux ». Et dans « eux », il y a une bonne part de ces fameuses «  classes moyennes » après lesquelles tout le monde (la « Gauche populaire » comprise) court, mais que personne n'arrive à définir correctement -puisqu'elles sont précisément indéfinissable.

Les combats sociétaux ne s'opposent pas, et n'ont pas à être opposés, aux combats sociaux. La question est celle des priorités, pas celle d'une exclusivité. Le droit des homosexuels au mariage mérite d'être proclamé, instauré et défendu, ne serait-ce qu'au nom de l'égalité, et du refus des discriminations. Mais ce n'est pas sur ce droit que se fait la différentiation fondamentale entre « nous » et nos adversaires. Et de ce point de vue, en France, la taxation fiscale supplémentaire des « super-riches » est plus importante que le «  mariage pour tous ». L'une ne s'oppose pas à l'autre et ce n'est pas parce qu'on doit faire l'une qu'on doit renoncer à faire l'autre -mais en période de crise et d'accroissement des inégalités sociales et économiques -et donc, par voie de conséquence, politiques et culturelles, ce qui va qualifier une politique de gauche n'est pas le combat « sociétal » que la gauche peut mener, et gagner, avec une partie de la droite, mais le combat social qu'elle aura à mener contre toute la droite -même la plus « éclairée », la plus « moderne », la plus «ouverte».
Alors, une « gauche populaire », soit ! mais à quoi s'oppose-t-elle ? Ce serait si simple, si elle n'avait à s'opposer qu'à une « droite impopulaire »... Si les combats « sociétaux » sont plus facile à mener que les combats «sociaux», c'est aussi parce que les adversaires y sont moins coriaces, et plus caricaturaix : il est tout de même plus facile d'avoir affaire à Frigide Barjot et à des intégristes catholiques s'agenouillant devant le Parlement pour exorciser les diables gays qu'avoir affaire au grand patronat et aux multinationales.

Savoir choisir ses adversaires n'est pas le moindre des critères politiques qui nous permet de tracer, entre la «gauche» et la « droite », si l'on accepte de définir la «gauche» autrement que par référence à un modernisme (ou à un post-modernisme) aussi creux qu'un tambour -et donc aussi bruyant que lui- cette ligne de partage dont on nous dit depuis qu'elle a été tracée, il y a un peu plus de deux siècles, qu'elle ne signifie plus rien, cet acharnement mis à la nier confirmant mieux que toute analyse sa pertinence. 

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