Plan directeur cantonal : Genève envie (de quoi ?)

Une nouvelle mouture du plan directeur cantonal supposé « fixer et définir les grandes orientations et les conditions de mise en oeuvre » de la politique d'aménagement cantonal jusqu'en 2030, a été rendue publique le 20 février; elle rectifie celui qu'avait présenté Mark Muller fin 2011, et qui avait suscité une désapprobation presque générale (à l'exception notable de la Ville de Genève). Les deux tiers des communes avaient émis un préavis négatif, et la perspective que Genève ait à construire 50'000 logements en quinze ou vingt ans avait ravivé la polémique sur le maldéveloppement du canton, et même de toute la région. Du coup, si le nouveau plan évoque toujours ce chiffre de 50'000 logements, il n'en fait plus un objectif, mais tout au plus un souhait. La version « tout public » du plan directeur s'intitule «Genève envie». Envie de quoi, au juste ? De nier les évidences ?

« Se faire à l'idée de vivre dans des villes densifiées » ?

Cela s'appelle, prétentieusement, «plan directeur», mais ce n'est à une planification que ce que le «discours de Saint-Pierre» du Conseil d'Etat est à un programme politique : un ersatz, un catalogue de bonnes intentions et de voeux pies. Le Conseil d'Etat, qui a présenté le plan directeur, assure qu'il veut par lui permettre aux « générations futures » (comme si des choix politiques pouvaient concerner les générations passées...) de « se loger dans des habitations de qualité à des prix décents » (ce qui soulagera celles et ceux qui craignaient de le voir proclamer son intention de les loger dans des taudis hors de prix), d'« habiter et travailler dans une agglomération offrant une belle qualité de vie et des espaces publics généreux » (ce qui, on en conviendra, vaut mieux que les contraindre à zoner et chômer dans des banlieues invivables aux espaces publics raréfiés), et de « vivre dans un canton dont les qualités paysagères, patrimoniales et agricoles sont préservées », plutôt que d'être contraintes d'aller s'installer à une heure d'autoroute de la frontière. Qui ne souscrirait à de tels objectifs ?
Seulement voilà, l'urbanisme et l'aménagement, ce ne sont pas seulement des champs d'intentions et des espaces de discours : ce sont des champs politiques, une volonté politique et les moyens de la concrétiser. Et si on veut bien croire que la volonté politique existe, on doute fort que celle de s'en donner les moyens suive. Parce que cela impliquerait non seulement des moyens financiers que la majorité politique actuelle, dans ce domaine comme dans tous les autres, refuse aux collectivités publiques, mais aussi et surtout un dispositif constitutionnel et légal de maîtrise du foncier dont cette même majorité ne veut absolument pas entendre parler...

Le Conseil d'Etat laisse tomber, dans le communiqué de presse présentant son projet de plan directeur cantonal, une larmichette sur les « jeunes familles qui, aujourd'hui, sont trop souvent contraintes de s'installer en France voisine ou dans le canton de Vaud, faute de trouver un logement à prix abordable dans le canton ». On veut bien pleurer avec lui, mais alors pourquoi transformer en simple souhait l'objectif initial de construire 50'000 logements en quinze ou vingt ans ? L'émigration de citadins à la périphérie de la ville-centre relève d'ailleurs d'un phénomène constant dans toutes les villes d'Europe et d'Amérique du nord (pour ne rien dire de celles d'Asie ) : leur extension et le déplacement d'une partie de leur population à dix ou quelques dizaines de kilomètres au-delà de leurs limites initiales. Sauf qu'à Genève, lorsque l'on fait quinze kilomètres hors des limites de la ville-centre, on se retrouve dans un autre Etat : la spécificité du « cas genevois » tient au fait qu'une frontière entre Etats traverse la ville réelle et l'empêche de s'étendre «naturellement», d'autant que cette frontière délimite deux politiques d'aménagement du territoire contradictoires : dans le canton de Genève, la constitution d'une « ceinture verte » autour de la ville centrale, par la protection très restrictive d'une zone agricole, et en France une politique de densification de l'espace disponible. La «ceinture verte» genevoise créée une nette séparation entre le coeur de l'agglomération et sa périphérie. En somme, elle reconstitue avec des champs, des arbres et des serres quelque chose de l'ordre des remparts abattus au XIXe siècle. Avec la même volonté de n'y pas toucher, ou d'y toucher le moins possible. Et au bout du compte, la même échéance sans cesse repoussée : abattre les remparts, urbaniser les zones villas et une partie de la zone agricole, faute de pouvoir entasser une population en croissance continue dans un espace urbain central qui, lui, ne s'accroît pas. L'architecte Pierre de Meuron est bon apôtre, lorsqu'il nous dit que « les Suisses doivent se faire à l'idée de vivre dans des villes densifiées », mais les Genevois, eux, y vivent depuis un demi-millénaire...

Genève, la Suisse, les pays voisins, semblent affectés de la même incapacité à précéder les changements, plutôt qu'à tenter de les suivre (de les « gérer », dira-t-on en novlangue technocratique). Mais on ne pourra pas longtemps encore différer le moment d'un choix entre une véritable politique d'aménagement du territoire (cantonal, régional) et la préservation obsessionnelle de la propriété privée.
Les instruments d'un réel « aménagement » du canton et de la région, on les connaît -et on dispose même de quelques uns d'entre eux : ils s'appellent municipalisation du sol, droit de préemption, droit de réquisition. Ils ont tous en commun d'amener à une maîtrise du sol et une maîtrise du foncier en réduisant précisément ce à quoi l'on tient encore le plus : la propriété privée de l'espace. Et tant qu'on n'aura pas accepté de renoncer à ce totem, ou de s'attaquer à ce tabou, les « grandes orientations » de n'importe quel plan directeur cantonal ne vaudront que celles qu'indiquent les girouettes : celles du vent.

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