Les salauds, ils ont ressuscité Guy Debord !

L'homme des tavernes

En sortant de nos pâques, si peu religieuses qu'elles furent, nous ne sommes toujours pas sûr de vouloir croire à la possibilité d'une résurrection -et surtout pas à la nôtre. Et nous aurions aimé que l'on ne s'autorise pas à ressusciter qui récuserait pareil traitement, de toutes ses forces de mort ayant choisi de l'être. C'est Guy Debord, qu'on nous ressuscite, là, maintenant. Il voulait «afficher, comme Li Po, cette noble satisfaction : "depuis trente ans, je cache ma renommée dans les tavernes "» -eh bien l'en voilà sorti de sa taverne, et de force, par la peau des mots, pour être exposé à la Bibliothèque Nationale française. Comme si l'ironique et douloureux « Panégyrique » qu'il écrivit de lui même ne suffisait pas, et que sa conclusion, belle épitaphe que l'on voudrait le moment venu reprendre pour soi, n'était pas assez péremptoire pour décourager les épigones : « ici l'auteur arrête son histoire véritable : pardonnez-lui ses fautes ».


«  employé d'abord et presque uniquement à vivre comme (il lui) convenait le mieux »

Certes, la force des institutions qui ne sont ni armée, ni police, est dans leur capacité à récupérer ce qui les nie : les appareils idéologiques d'Etat se nourrissent de leurs opposants, et il n'est après tout pas surprenant que, comme le signale l'historiographe de l'Internationale Situationniste Patrick Marcolini, qu'on lise, cite et enseigne aujourd'hui Debord « dans les cercles dirigeants, les milieux de la communication, les médias, la politique, même les écoles de guerre », car il faut lire ses ennemis pour les combattre. Mais si nos maîtres lisent ceux qui les honnissaient, on nous prie, nous, de dissoudre nos références dans une absolue équivalence entre elles, le tout équivalant au rien, Artaud valant Claudel pour peu que l'on trouve à vendre de l'Artaud comme (sinon autant) du Claudel, du fou comme du salaud, l'un et l'autre accueillis sur les étals des marchands de culture. Ce gigantesque équarrissage de tout ce qui peut se dire et se créer, qui permet à Bernard-Henri Lévy de se prendre pour Guy Debord et à John Armleder pour Marcel Duchamp, nous permet certes d'entendre, de loin, brouillée par le marché et le snobisme, quelque grande voix hurlante, ou de voir quelques grands traits furieux qui en d'autres temps eussent été tenus pour inexistants. Mais au bout du compte, tout étant également (ou peut s'en faut) accessible, tout se vaut -et rien ne vaut plus grand chose.
Quelques révoltés de service, quelques colériques spectaculaires, font bien un petit tour de piste dans les media -mais leurs tours sont de plus en plus rapides, sur des pistes de plus en plus courtes, pour un spectacle bientôt aussi bref que leurs idées, et pour un public n'attendant que leur numéro. Nous les retrouverons ensuite tenant leur rôle d'opposants conformes et d'iconoclastes prudents, ratiocinant une adhésion fervente à quelque vieille lune idéologique, cultivant le coin de jardin que la culture dominante leur alloue en remerciement du service rendu par leur révolte passée -quand encore révolte il y eut réellement. C'est ici le spectacle du refus et la mise en scène de la négation. Debord en tenait, lui pour la négation de la mise en scène et le refus du spectacle.

Cet amoureux de la vie qui s'est « employé d'abord et presque uniquement à vivre comme (il lui) convenait le mieux » jusqu'à se donner la mort, ce conspirateur sans autre conspiration qu'une « Internationale Situationniste » qui ne compta jamais que quelques dizaines de membres, et jamais plus de dix à la fois, cet inventeur d'une étrange sorte d'anarchisme aristocratique aux références mêlant Retz et Villon, Clausewitz et Lacenaire, se retrouve ainsi exposé, honoré, ressuscité par la Bibliothèque Nationale française. Ce n'est pas l'hommage du vice à la vertu, mais c'est tout de même quelque chose comme l'exposition, par l'institution d'Etat, de sa conviction de pouvoir tout digérer, tout intégrer -de son assurance de durer et de son pouvoir de faire durer sans risque pour elle ceux qu'elle croit avoir désarmés.
Mustapha Khayati, pour l'Internationale Situationniste, écrivait en mars 1966, et nous n'avons presque cinquante ans plus tard rien à en retrancher : « Les mots forgés par la critique révolutionnaire sont comme les armes des partisans, abandonnés sur un champ de bataille : ils passent à la contre-révolution ; et comme les prisonniers de guerre, ils sont soumis au régime des travaux forcés ». Cela valait pour « qu'un sang impur abreuve nos sillons ! » comme pour « l'Internationale sera le genre humain ! », pour le Contrat social comme pour le Manifeste Communiste; cela vaudrait désormais pour Debord, s'il ne restait de lui, dans ses livres et ses films, une colère inextinguible. Mais non de ces colères pulsionnelles qui s'éteignent sans avoir jamais d'autre conséquence que la fatigue du coléreux : la colère de Debord est une colère qui a du style, de la constance, de la structure. L'homme qui traçait sur les murs au début des années cinquante ce mot d'ordre : «  ne travaillez jamais ! » n'eut de cesse de travailler à la sape de l'ordre du monde -et rien n'est plus épuisant lorsque comme lui on ne veut rien négocier ni affadir de cet engagement de moine-soldat, mais d'un moine sans dieu et d'un soldat sans armée. « Je n'ai jamais cru aux valeurs reçues par mes contemporains, et voilà qu'aujourd'hui personne n'en connaît plus aucune », écrivit Debord dans son « panégyrique », en 1993. L'année suivante, à 63 ans, il se donnait la mort.
En 1967, l'Internationale Situationniste proclamait : « nous voulons que les idées redeviennent dangereuses ». Presque un demi-siècle plus tard, n'en sommes nous pas à cet état des choses où toute idée est redevenue dangereuse, par le seul fait d'être une idée dans un monde sans idée ?

Commentaires

Articles les plus consultés