« Offshore Leaks » : Les crapauds, le nénuphar et le marécage

Deux millions et demi de pièces concernant 120'000 sociétés  « offshore », examinées par près de 90 journalistes d'une trentaines de media : cela s'appelle « Offshore Leaks » et c'est un chapelet de mines prêtes à exploser sous les pas des puissants de partout et de leurs commis d'à peu près toutes les places financières. Dont, évidemment, la Suisse, et en particulier Genève. Au moins 300 personnes et 70 sociétés suisses (dont une vingtaine de banques ayant ouvert des sociétés dans des paradis fiscaux et légaux) sont concernées. Et comme il ne s'agit là que du résultat de l'étude de documents issus de deux intermédiaires sur les centaines de crapauds actifs dans le marécage dont  «Offshore Leaks» n'est que le nénuphar, on imagine l'ampleur des pratiques d'évasion, de soustraction et de fraude fiscales, d'évasion de capitaux et de blanchiment d'argent douteux, que les sociétés  « offshore » recouvrent et permettent : par elles, de riches particuliers détiendraient au total une trentaine de milliers de milliards de dollars -l'équivalent du produit intérieur brut des USA et du Japon réunis...

La merde mousse quand on la touille

Les cinquante principales banques privées du monde géraient en 2010 plus de 12'000 milliards de dollars, et les banques en Suisse (y compris les filiales suisses des banques étrangères, et certaines banques cantonales) gèrent 830 milliard d'euros d'avoir européens. Un cinquième (autour de 166 milliards d'euros) de cette masse colossale est constitué d'avoirs français, dont plus du tiers (60 milliards d'euros) sont gérés par les succursales suisses de banques françaises. Qui en sont les clients ? On finira bien par le savoir (une première liste de 130 Français détenteurs de sociétés "offshore" a déjà été extraite du "leak" traité par les journalistes). On savait d'ailleurs déjà que Cahuzac n'était pas le seul politicien français à avoir planqué du pognon en Helvétie : en 2002, on apprenait que Jean-Marie Le Pen avait 8 millions d'euros dans une banque genevoise. Et André Bettencourt, homme politique (de droite), actionnaire principal de L'Oréal et époux de la désormais illustrissime Liliane, dont Sarkozy est soupçonné d'avoir « abusé » de la sénilité pour financer sa campagne électorale, faisait gérer de considérables avoirs par un banquier genevois. Mais depuis 2009, les conventions fiscales passées entre la France et la Suisse ont rendu cette dernière moins séduisante, puisqu'elles prévoient désormais la levée du secret bancaire en cas de soupçon de soustraction fiscale. Et si des émissaires continuent d'aller et venir entre Genève et Paris, et si les banques privées genevoises continuent de servir de planque aux revenus annexes des politiciens français, d'autres places financières, au secret bancaire plus opaque, font concurrence au "private banking" helvétique : Singapour, les Bahamas, les Iles Vierges, les îles anglo-normandes, toutes villégiatures financières où les montages à la mode (trusts, sociétés "offshore") permettent aux fortunes françaises une discrétion de séjour que les banques suisses ne permettent plus.

"Le Monde" se félicite de ce que les révélations d'"Offshore Leaks" « étalent au grand jour les opérations financières opaques de personnalités politiques, d'escrocs et de super-riches dans le monde », et le "Guardian" note que ces révélations montrent « à quel point la finance offshore est répandue dans le monde ». Or elle ne s'y est pas répandue toute seule : ces fameuses sociétés offshore, il faut bien que les Etats et les politiciens qui dénoncent les pertes fiscales qu'elles permettent les tolèrent, à leurs marches, quand ils ne les utilisent pas pour eux-mêmes et leurs propres affaires, grâce à une cohorte considérable d'intermédiaires, d'avocats, de gestionnaires de fortunes et de banquiers. Toute l'Europe est complice de l'évasion fiscale et de ses paradis : Le Royaume-Uni s’accommode des îles anglo-normandes, la France de Monaco, l'Italie de Saint-Marin, l'Union Européenne du Luxembourg, les Etats-Unis du Delaware... et la Suisse du Liechtenstein. S'en accommodent, ou les utilisent... Car on ne voit pas comment il se ferait que ces paradis puissent exister si la volonté était réelle de les éradiquer. De toute évidence, elle ne l'est pas. Et cela s'illustre simplement : les noms de fraudeurs, d'évadés, de soustracteurs fiscaux apparaissant dans "Offshore Leaks" sont, souvent, des noms de puissants, de potentats et de leurs parents, de gouvernants et de législateurs.
Des milliers de juges et de journalistes luttent contre la fraude et l'évasion fiscales, la corruption, le blanchiment de pognon malpropre. Et donc contre les sociétés "offshore". Mais les gouvernements et les puissances financières sans le soutien desquels cette lutte ne peut se mener, sont peuplés d'hommes et de femmes qui font précisément ce contre quoi le combat doit se mener : trois des principaux membres du « G8 », les USA, le Royaume-Uni et la Russie jouent un rôle considérable dans le développement des réseaux financiers que le G8 prétend combattre, et quand l'Union Européenne se réjouit de la publication d'"Offshore Leaks" et déclare réprouver « totalement la pratique de l'évasion fiscale » (dont le coût pour les pays de l'Union atteint les mille milliards d'euros), on ne peut que l'interroger : en cette période de crise économique et de plans « d'austérité » imposés aux pays les plus endettés, qu'est-ce que l'Union fait contre ses propres paradis fiscaux, qui permettent la fuite d'assez de capitaux pour régler les dettes publiques et privées de tous les pays du sud de l'Europe ?

Alors, tout en savourant "Offshore Leaks" et après avoir applaudi au démantèlement du secret bancaire, on se dit qu' il serait peut-être temps de s'attaquer au secret fiduciaire -à ce « secret des affaires » qui produit à la fois les avocats complaisants (et richement rémunérés), les politiciens corrompus et les sociétés offshore. « La puanteur qui s'échappe de cette poubelle devient si pestilentielle qu'il faut que quelqu'un vienne s'asseoir sur le couvercle, histoire de le maintenir bien fermé » (Jack Blum, ancien enquêteur du Sénat américain). C'est ce que fait précisément l'UDC, qui exige (avec le soutien du PDC) l'inscription du secret bancaire dans la constitution suisse. D.S. Miéville en écrit dans Le Matin Dimanche que cette période n'est peut-être pas la meilleure « pour faire mousser le secret bancaire en demandant son inscription dans la Constitution fédérale »...
N'importe quel curafifi vous le dira pourtant : la merde mousse quand on la touille...

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