Au prétexte d'un Cahuzac : Mentir vrai et vrai mentir

Jérôme Cahuzac est un menteur, et alors ? Est-ce d'avoir menti à tout le monde, à son président, à ses collègues, à son parti, aux députés, aux journalistes, est-ce d'avoir nié ce qui s'est avéré et affirmé ce qui s'est révélé faux, qu'il est le plus coupable, ou des actes qu'il a commis, d'abord celui d'avoir fait en tant que contribuable ce qu'en tant que ministre il faisait mine de réprouver ? Depuis quelques semaines, donc, on traque le mensonge, on proclame un devoir de vérité supérieur à tous les autres devoirs. On aurait ainsi le droit d'être un Cahuzac à condition de le revendiquer -ou d'être pardonné d'avoir menti à condition de se répandre ensuite en quelque chose qui tiendrait à la fois de l'aveu dans un procès stalinien et de la contrition dans une réunion d'alcooliques repentants :  « Bonjour, je m'appelle Jérôme, et je suis un menteur »...

«  On n'a jamais à dire sa vérité que dans sa langue; dans celle de l'ennemi, le mensonge doit régner »

Nous vivons dans des sociétés de simulacres et de spectacle, où ce qui importe est moins la réalité de ce que l'on fait que l'image que l'on donne, et moins la vérité que l'efficacité de ce qu'on dit. Le mensonge, les institutions elles-mêmes l'exigent de nous : pour siéger dans le plus petit des conseils municipaux de notre parvulissime république, ne prêtons-nous pas serment de respecter la constitution, les lois et les règlements, même lorsque nous sommes animés de la plus ferme des mauvaises intentions à leur égard ? Dans un monde qui se donne pour le seul concevable, chaque résistance, chaque conflit, chaque négation de la moindre des parcelles de l’ordre est une défaite de cet ordre, puisqu’une manifestation qu’il n’est pas unanimement admis, et donc qu’il n’est pas inéluctable.  En certaines situation, rien ne subvertit plus le monde tel qu’il est que le recours au monde tel qu’il dit être, même si nous savons qu'il ment -et que nous mentons nous aussi en faisant mine de croire à ce qu'il dit: ainsi des combats pour les « droits démocratiques », les « droits de l’homme », la « liberté de circulation ».

Il nous souvient d'avoir entendu, il y a bien quarante ans, dans le djebel druze, le leader de la gauche libanaise, Kamal Joumblatt, assassiné peu après par les services syriens, nous justifier le « taqqiye », le devoir de dissimulation -non pas seulement le droit, mais le devoir : « nous, Druzes, lui devons notre survie, à cette dissimulation de ce que nous sommes et de ce que nous voulons »... 
On est loin de Cahuzac, là ? Eh oui... mais valait-il la peine qu'on s'y attarde plus que comme à un prétexte ? « On n'a jamais à dire sa vérité que dans sa langue; dans celle de l'ennemi, le mensonge doit régner » écrivit Guy Debord... En quelle langue écrivons-nous donc ici ? A qui devons-nous la vérité ? Même à ceux que nous aimons, nous mentons. Et ne nous mentons-nous pas à nous-mêmes pour nous supporter ?
Et puis on ne ment pas toujours pour soi-même, on ment aussi pour les autres, pour qu'ils entendent de nous ce qu'ils ont envie d'en entendre. C'est que dire toujours la vérité, pour autant qu'on la connaisse, nous rendrait insupportables, invivables. Et puis là, avec Cahuzac (et avec bien d'autres avant lui), il y a qu'on est aussi dans le mensonge politique, et qu'après tout, le mensonge politique nous est enseigné par le pouvoir politique lui-même, ne serait-ce que quand il nous fait croire qu'il est encore le pouvoir alors qu'il n'est plus que l'exécutant d'autres pouvoirs, que nul ne contrôle et que nul n'élit.

Il nous faut peut-être, pour être entendu -à supposer que nous souhaitions l’être- parler plus haut qu’il faudrait, et peut-être plus violemment -exprimer une pensée plus simplifiée que celle qui nous vient. C'est un premier mensonge. Le murmure ambigu par lequel se dit le mieux l’état du monde, le projet de le changer et le contenu de ce changement, resterait inaudible, submergé par le bruit de la connerie marchande, s’il n’était introduit par le fracas d’un discours d’autant plus péremptoire que sa clarté sera faite du refus de l’apparente tolérance pluraliste du champ médiatique -tolérance apparente, puisque derrière cette polyphonie on retrouve toujours la même vieille ligne mélodique, monodique, qui fait office de critère de sélection de ce qui méritera d’être relaté, diffusé, et de ce qu’il conviendra de taire et de celer. Ce mouvement ne déplace aucune ligne, et surtout pas celle qui sépare les dominants des dominés, les compétents des exécutants, le pouvoir de ceux sur qui il s’exerce. Qu’on ne nous reproche pas d’être péremptoires : nous ne le sommes que pour pouvoir ne plus l’être une fois franchi le mur du silence qui enterre les pensées du changement.
Dans ce monde, il faut d’abord crier, pour pouvoir ensuite parler. Et d'abord vraiment mentir pour pouvoir enfin mentir vrai.

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