« Bouclier fiscal » : L'Inique et sa Propriété

Que faire, en bons (quoique critiques) lecteurs de Max Stirner, de l'Inique et de sa propriété ? Au XXIe siècle, la place d'un bouclier est au musée. Et donc, celle du bouclier fiscal instauré à Genève pour protéger les hauts revenus et grosses fortunes de la progression de l'impôt direct, est au musée des iniquités fiscales, puisque la propriété de cette iniquité est de soustraire les contribuables les plus aisés à l'application du principe « chacun doit contribuer selon ses moyens ». Début juin, le PS genevois lancera une initiative populaire pour la suppression de ce « bouclier fiscal » protégeant les nantis de leur douloureuse participation équitable au financement des collectivités publiques. Et une semaine plus tard, à Zurich, on votera sur la proposition d'« impôt des bonzes » -un prélèvement de 1 % sur les fortunes de plus de deux millions. La fiscalité redevient donc, et c'est une bonne nouvelle, un enjeu politique prioritaire.

Aller droit dans le mur, ou tourner à gauche ?

La proposition de suspendre pour un an le «bouclier fiscal», introduit en 2009 planqué dans un « paquet ficelé », avait été faite par le PS au Grand Conseil dans le cadre du dernier débat budgétaire, sans grand espoir de parvenir à la faire accepter par ce parlement très, très à droite, mais pour « marquer le coup » dans un débat marqué par l'obsession des « économies » et gouverné par le fétichisme du rabot (voire de la hache) et la terreur de l'impôt. Cette proposition, qui avait été saisie comme prétexte par les libéraux-radicaux pour rejoindre le camp des Neinsager de la droite de la droite (l'UDC et le MCG), revient donc, sous la forme qui convient : celle d'une initiative populaire -et donc d'un appel au peuple, et avec le contenu qui convient : non plus la suspension mais la suppression pure et simple dudit « bouclier », ce qui ferait regagner aux finances publiques autour de 40 millions de francs par an -plus que le déficit du budget cantonal finalement accouché, aux forceps et dans la douleur. C'est peu, 40 millions ? C'est pas énorme en effet (c'est un demi pourcent du budget cantonal), mais c'est suffisant pour remettre à flots des allocations budgétaires assurant des prestations nécessaires à la population (culture, aide sociale)... Car si les finances virent forcément au rouge lorsque les dépenses excèdent les recettes, c'est actuellement parce qu'on a réduit les recettes alors que les besoins (et donc les dépenses nécessaires) augmentent, puisque la population augmente et qu'elle vieillit...
Et puis, indépendamment de son effet positif sur les finances publiques, la suppression du « bouclier fiscal » serait aussi une remise à l'ordre du jour d'un principe : celui de l'égalité devant l'împôt -non d'une égalité formelle, mais d'une égalité substantielle, une équité fondée sur la capacité contributive et non la proclamation, parfaitement arbitraire, d'un seuil (à 60 % à Genève -mais pourquoi pas 50 ou 70 %) au-delà duquel on ne tiendrait plus compte des ressources des contribuables. Ce principe d'équité qui justifie que ceux qui n'ont rien ou presque rien ne paient pas ou presque pas d'impôt (une autre sorte de « bouclier fiscal », mais légitime celui-là, protégeant les plus démunis de l'application du précepte d'Alphonse Allais : « Il faut faire payer les pauvres, ils sont plus nombreux que les riches »), justifie à l'inverse que ceux qui ont beaucoup, et bien plus qu'il leur est nécessaire, paient beaucoup. Et encore : quand on dit « beaucoup », on dit finalement « pas grand chose de plus » puisque les détenteurs de fortunes de 10 à 20 millions de francs ne paieraient que 7000 francs de plus d'impôt par an...

Enfin, le débat qui sera engagé à Genève sur la suppression du « bouclier fiscal », s'ajoutant à celui engagé sur la suppression des forfaits fiscaux, et à celui qu'il faudra bien engager sur quelques projets qui vont nous tomber dessus (comme celui d'instaurer une imposition exclusive au lieu de domicile) va se tenir sur fonds de remise en cause générale du cadre fiscal suisse. Plusieurs régimes fiscaux suisses, cantonaux ou fédéraux, sont dans le collimateur de l'Union Européenne. Ils concernent la fiscalité des entreprises (mais aussi, sans doute, les forfaits fiscaux), et l'UE souhaite, explicitement, que la Suisse adopte l'ensemble de ses principes fiscaux, plutôt que négocier, au cas par cas, ses propres régimes. L'Union Européenne ne prohibe pas la concurrence fiscale, ses Etats membres s'y livrant eux-mêmes, les uns contre les autres. Mais elle veut lui poser des règles, et les appliquer à la Suisse. Son argumentation est simple : au coeur de l'Europe, la Suisse profite grandement du « marché unique »; elle doit donc aussi en accepter les règles même si ella n'a pas pris part à leur fixation (mais c'est elle qui en a décidé ainsi...). L'«harmonisation» de la fiscalité des entreprises, réclamée par Berne et par Bruxelles (on a beau ne pas être membre de l'Union Européenne, on n'a guère le choix de se plier ou non à ses injonctions... dont on n'a pu débattre dans les instances de l'Union qui en décident, puisqu'on n'en est pas membre...), risque fort, si on n'y met bon ordre, de se faire à la baisse, et de faire perdre à Genève des centaines de millions de francs de recettes fiscales, et donc une bonne partie des moyens dont disposent les collectivités publiques pour faire face à leurs obligations, et concrétiser les droits sociaux que proclament la nouvelle constitution.  La suppression du «bouclier fiscal» ne suppléerait certes pas à cette lourde perte de ressources, mais elle serait au moins l'expression d'une volonté politique de ne pas renoncer aux services publics et à l'équité fiscale. Une volonté politique dont les actuelles majorités gouvernementale et parlementaire genevoises sont singulièrement démunies -quand elles n'y sont pas franchement allergiques.

L'initiative socialiste pour l'abolition du « bouclier fiscal » sera lancée alors que la campagne électorale pour le renouvellement du parlement et du gouvernement aura, elle aussi, été lancée. Et alors ? C'est bien aussi d'un changement du rapport des forces politiques qu'il s'agit. Et d'un choix finalement assez simple : poursuivre avec la droite une course droit dans le mur, ou tourner à gauche...

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