« Pont » de l'Ascension : vers quoi ascendre ?

Demain, c'est férié. Après-demain, c'est un jour de pont entre un jour férié et le week-end. Une bonne partie d'entre vous, estimables lecteurs et lectrices, vont donc se mettre en congé, en vacance (du latin vacuum : vide). En congé de quoi, en vide de quoi ? De la réalité ? Ne rêvez pas (ou plutôt, rêvez à autre chose) : la réalité n'aura même pas besoin de vous rattraper, vous ne l'aurez pas quittée. A quoi, vers quoi, allons-nous ascendre ce jeudi ? Notre société institue des congés, des féries, des vacances, mais pas des temps de liberté à son égard. On se saisira tout de même, ici, de cette apparence de suspension de vos obligations pour vous asséner un prêche. De lui, au moins, vous pourrez faire ce que vous voudrez; de vous, c'est une autre histoire... 

«  La valeur des vacances, c'est la vacance des valeurs  » (Edgar Morin)


Le capitalisme, qui s’est avancé sous la bannière de l’individualisme, a constitué un individu sans individualité. A ceux qui pleurent ou font mine de pleurer sur la montée de l’individualisme, sur la dissolution individualiste des liens communautaires d’abord, sociaux ensuite, nous pouvons répondre, rassurants : « ne pleurez plus, ce que vous craignez n’est qu’un fantôme… ». Jamais troupeau ne fut plus moutonnier que celui des populations de nos sociétés. Nos sociétés sont individualistes comme le camembert industriel est «fermier», « rustique » et « moulé à la louche ». Comment faire, dès lors, pour redonner son sens, et sa réalité, à cet individualisme qui, au sens où nous l'entendons, celui d'une réelle liberté individuelle à l'égard des prescriptions sociales, est l'exact contraire de l'égocentrisme narcissique et de l'égoïsme consumériste qui masque la réduction de l'individu à une marchandise, par la société de la marchandise  ?
Il faut dresser la réalité de la personne contre la norme du groupe, l’imperfection de l’individu contre l’attente sociale de sa perfection, le malaise contre la santé, la malformation contre la conformité: une société qui tend à rechercher la perfection des individus qui la compose est une ruche monstrueuses.
Il faut cesser d'attendre : d'attendre qu'on vous en donne l'autorisation pour « prendre des vacances »; d'attendre qu'on vous écoute pour parler; d'attendre qu'on vous comprenne pour expliquer; d'attendre d'être aimé pour aimer; d'attendre qu'on vous suive pour agir; d'attendre d'avoir tout prêt, sous la main, complet et définitif, le modèle de la nouvelle société, pour se défaire de l'ancienne. D'attendre l'Ascension  pour ascendre...
Il nous faut réinventer le nomadisme -non celui, planifié et autorisé par d'autres, des calendriers de congés et de vacances, mais d’abord le nomadisme des rôles. Permettre une vie différente suppose la création d’espaces où une vie différente peut déjà être possible, et où les normes de la vie courante ne prévalent plus -ou plus forcément. Des lieux sans maîtres, des lieux sans conformité aux normes sociales.
Nous affirmons qu’il faut changer le monde. Nous affirmons que le monde peut être changé. Nous affirmons que ce changement doit être absolu, et qu’il ne peut se limiter à un changement de gouvernants, ni de gouvernance, sans être rendu impossible par cette limitation même. Nous affirmons que le monde ne sera changé que lorsque le changement de la vie, dans ses aspects les plus quotidiens, aura été consciemment engagé, par ceux à qui il est encore imposé de la vivre sans pouvoir la définir. Nous affirmons que le monde ne peut être changé qu’en détruisant patiemment, par petits bouts, pierre par pierre, norme par norme, le monde dont nous ne voulons plus, et qui, apparemment, ne veut plus lui-même de lui-même. Vaste programme ? Sans doute. Mais les causes perdues sont les seules qui vaillent que l’on se battent pour elles.

Nous ne devons aucune loyauté aux vainqueurs, aucun respect aux « gagnants », et n’avons à leur obéir qu’avec la ferme intention de les trahir et le constant sentiment de les mépriser. Seuls les perdants peuvent être magnifiques. Nous serons toujours moins radicaux que le moment dans lequel nous sommes. Nous ne sommes rien, nous pouvons donc tout.
Funambules, nous marchons sur la ligne de partage entre deux mondes -l’un dont nous ne voulons pas, et qui est le monde tel qu’il est, et l’autre dont nous formons le projet, et qui est le monde tel qu’il devrait être. Il nous faut hâter la disparition du premier et l’émergence du second, ou nous abîmer dans la faille qui les sépare. Du monde qui nous est offert, nous n’acceptons plus que ce que nous pouvons lui voler pour le retourner contre lui. Du monde que nous voulons offrir, nous ne pouvons encore retirer que la volonté souveraine de risquer notre propre désastre. Nous sommes à nous mêmes le prix de notre liberté, et nous acceptons par avance de n’être jamais que d’obscurs ratés, si nous ne pouvons être de discrets vainqueurs. Mais au moins n’entraînerons-nous personne dans notre chute : le funambule tombe tout seul de son fil.

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