Vidéosurveillance : Le plumeau et l'aspirateur

Au prétexte de prévenir délinquance et criminalité dans la rue, et en expliquant qu'il ne s'agit que de «  tester » un dispositif, le canton prévoit d'installer 21 caméras de vidéosurveillance dans un périmètre restreint des Pâquis. Certains des partisans de cette opération ne cachent pas qu'il s'agit moins de développer un dispositif efficace de lutte  contre les violences, les trafics, les incivilités et les vols que de répondre au « sentiment d'insécurité »  des habitants. Mais il ne fait guère de doute qu'en réalité, la vidéosurveillance d'un périmètre délimité (et un périmètre « vidéosurveillé » ne peut qu'être délimité) ne fait, rapidement, que déplacer vers un périmètre non surveillé les comportements qu'on prétend vouloir rendre impossibles : c'est « l'effet plumeau »  : ça ne fait que déplacer la poussière... il est vrai qu'en période d'élection, ça peut aussi attirer des suffrages :  il y a donc de l'aspirateur électoral dans le plumeau sécuritaire.

« Allô ? Non mais allô quoi, t'as pas de vidéosurveillance ? mais c'est comme si t'avais pas de télé  »

On n'a pas à ironiser sur le « sentiment d'insécurité » : qu'il soit justifié ou non par un danger réel, qu'il soit le produit d'une situation réelle ou d'une perception faussée de cette situation, il a pour conséquence une privation de liberté  -celle de se déplacer où l'on  veut, quand on veut. Une personne qui n'ose pas sortir de chez elle par crainte d'être agressée est privée d'un droit fondamental, et qu'elle s'en prive elle-même n'atténue en rien cette privation. Pour autant, les réponses politiques à ce «sentiment d'insécurité» doivent, elles, aller un peu plus loin, et plus profond, que sa caresse dans le sens du poil hérissé -en clair, elles doivent être à la fois efficaces et légitimes. La vidéosurveillance n'est ni l'une, ni l'autre.  Il ne faudra pas longtemps aux délinquants, aux criminels et aux incivils pour savoir précisément où ils seront filmés et où ils ne le seront pas. Et pour se comporter comme il convient là où sont les caméras, et comme ils le veulent là où elle ne sont pas. Et s'ils n'ont pas « logé » les caméras, et qu'ils délinquent sous leur regard, l'effet préventif aura été nul -comme le relevait fort justement dans un débat la députée verte Emilie Flamand, « les citoyens ne paient pas des impôts pour qu'on retrouve la personne qui leur a arraché leur sac, mais pour qu'on ne leur arrache pas leur sac »...  Et les mêmes citoyens ne paient pas des impôts pour qu'on les filme eux dans leur vie quotidienne et leurs actes privés.
Une patrouille de police de quartier, à pied, de nuit comme de jour, sera toujours plus efficace qu'une caméra. Ou que dix caméras. Ou que 21 caméras. Certes, comme le rappelait Thierry Apothéloz, « le parti socialiste a intégré dans son programme la possibilité d'utiliser la vidéosurveillance de manière proportionnée (...) sur une zone clairement identifiée et évaluée », mais qu'est-ce que cela signifie, au juste, concrètement ? Et si la zone est précisément délimitée, comme l'est toute zone vidéosurveillée, n'est-elle est tout aussi précisément identifiable par les délinquants pour être évitée, si « criminogène » qu'elle soit ? La vidéosurveillance, on le sait, n'est efficace que dans des lieux fermés. Dans l'espace public, c'est de la poudre aux yeux. Pas un remède, juste un placebo. On ne s'étonnera donc qu'à moitié (en comptant large) que le groupe de travail qui a préparé le projet de loi autorisant la pose de 21 caméras de surveillance aux Pâquis, ait été présidé par un « vert libéral » - qui recommande de cesser d'évoquer la « vidéosurveillance » pour parler, en novlangue, de « vidéoprotection ». Protection de qui, de quoi ? de l'image que veulent donner les défenseurs de droite du projet, d'être de bons élus bien soucieux des préoccupations de la population, alors que, dans le même temps où ils soutiennent l'installation d'une vidéosurveillance, ils sont infoutus de voter le budget permettant l'engagement de policiers « de terrain » ?
Cela dit, vu l'ambiance du moment, et la tentation électoraliste (y compris à gauche) de « surfer » sur le mascaret sécuritaire, il est vraisemblable que le projet de vidéosurveillance expérimentale d'un coin des Pâquis passera facilement la rampe. Et que la question, une fois les appareillages de Little Brother installés, sera pour ceux qui s'opposent à la vidéosurveillance dans l'espace public, de s'organiser un peu mieux pour y résister, sachant que délinquants et criminels sauront, eux, s'y soustraire (à moins qu'ils se contrefoutent purement et simplement d'être arrêtés ou non une fois leur délit commis, ou qu'ils ne soient même pas en état de se poser la question). On a certes toujours en tête quelques moyens amusants de sabotage du dispositif, mais il convient dans tous les cas de savoir où sourire quand on est filmé :  « Rebellyon», un collectif de gauche lyonnais (d'« extrême-gauche », même, selon Le Matin -mais on est vite à l'« extrême-gauche », pour Le Matin...) peut nous y aider. Le collectif  a développé sur internet (http://geneve.sous-surveillance.net/) une plate-forme participative, ouverte à la contribution de toutes et tous, signalant la présence de dispositifs de vidéosurveillance publique, et donnant des détails (coordonnées GPS, orientation, propriétaire, appareillage) sur le dispositif. La rubrique genevoise, qui n'en est qu'à ses débuts, ne recense pas encore toutes les caméras installées et fonctionnelles (on évaluait leur nombre à 1358 en 2011), mais il ne tient qu'aux citoyennes et yens de compléter le recensement. La préposée genevoise à la protection des données et à la transparence, Isabelle Dubois, salue l'initiative, mais regrette « qu'il faille compter sur un projet citoyen pour faire le travail de l'Etat ». Bah, nous comptons bien sur les citoyens pour le défaire, ce « travail de l'Etat», quand il est à la fois intrusif et illusoire...

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