1813, 1814, 1815 : commémorations en chaîne et mémoire sélective

On a reçu dans notre boîte à messages zélectroniques de Conseillers municipaux un communiqué et un dossier de presse nous confirmant que, du 31 décembre 2013 au 9 mai 2015, le canton, la Ville et les communes, vont à grand renfort de manifestations et festivités diverses célébrer quatre « moment clés » de l'histoire de Piogre. Quatre dates dont on se permettra ici de considérer qu'elles ne signifient  rien d'autre qu'une contre-révolution : la Restauration de l'Ancien Régime, le 31 décembre 1813 (un acte réactionnaire, au strict sens du terme), le débarquement de soldats suisses au Port Noir le 1er juin 1814 (ils avaient courageusement attendu que le risque se soit dissipé de voir les Français revenir), l'acceptation (mitigée) par la diète fédérale, le 12 septembre 2014, de l'intégration de Genève à la Suisse, et finalement l'entrée de Genève dans la Confédération helvétique le 19 mai 1815 (pas par amour de la Suisse, mais toujours par crainte de la France et de sa propension à foutre le bordel dans les pays circonvoisins).

« Le bicentenaire, c'est notre histoire » Oui, et alors ?


Genève doit bien être, à notre connaissance, la seule république démocratique à célébrer comme une victoire la Restauration de son Ancien Régime oligarchique, et sans doute l'une des rares municipalités (de gauche, pour comble...) à se féliciter de cette restauration, qui entraîna son abolition pure et simple (la commune de Genève fut en effet un acquis du «régime français», aboli avec le retour, dans les fourgons des armées de la Sainte-Alliance, des aristos et grands bourgeois genevois qui avaient fui d'abord la révolution genevoise, puis l'annexion de Genève à la France). Il fallut ensuite plus de trente ans de combat politique, aboutissant à une révolution, pour rétablir la commune abolie par la caste revenue au pouvoir en 1813, et dont on nous convie précisément à célébrer le retour aux affaires.

Un appel à projets avait été lancé l'automne dernier, la Tribune titrant :  « Genève cherche des idées pour son bicentenaire ». Etrange annonce, pour un bicentenaire qui n'est que celui de l'helvétisation de Genève, cité  bi-millénaire et République presque demi-millénaire. Des idées, on en aurait eu au moins trois à proposer, si l'envie nous était venue, un soir de lassitude ou un matin de gueule de bois, de participer à ce que l'association (GE200.ch) organisatrice du «bicentenaire» décrit comme une célébration et une mise en évidence « des liens existant à tout niveau entre Genève et la Suisse »  : pour commémorer la Restauration, l'abolir en tant que fête officielle, parce que franchement, la restauration de l'Ancien Régime, c'est pas très glorieux comme événement; et puis, pour commémorer le débarquement des soldats Suisses au Port-Noir, proclamer Genève «République sans armée»... Et enfin, pour commémorer l'entrée de Genève dans la Confédération, l'en faire ressortir...
Le slogan de l'association GE200.ch est « Le bicentenaire, c'est notre histoire ». Oui, évidemment. Mais un tout petit bout d'une bien plus longue histoire. Un tout petit bout de commémoration d'actes réactionnaires commis entre deux révolutions, celle de 1794 et celle de 1798, pour effacer la première, en provoquant la seconde.

Toutes les collectivités politiques, des communes aux Etats, cultivent leur mémoire en scandant leurs calendriers de commémorations. Celles genevoises de 1813, 1814, 1815, sont de cet exercice. Mais il s'agit toujours d'un exercice sélectif, procédant de choix politiques. On va commémorer la restauration de l'Ancien Régime (sous le couvert de celle d'une Indépendance qu'on abandonnera deux ans plus tard), puis on commémorera l'entrée de Genève dans une Confédération Suisse constituée, sous la forme qu'elle prit en 1815, par les monarchies de la Saint-Alliance, mais on n'a pas commémoré les révolutions genevoises, celle avortée de 1782, celle un temps victorieuse de 1794, qui pourtant revendiquèrent, et tentèrent d'instaurer, des régimes infiniment plus démocratiques que celui né de la fameuse Restauration du 31 décembre 1813. La Constitution genevoise de 1794 proclamait le suffrage universel (masculin, certes, et indigène) -celle de 1815 le réduit au suffrage censitaire (toujours masculin, toujours indigène); le « régime français » de 1798 à 1813 institua la Commune de Genève -le régime de la Restauration l'abolit, et il fallut une révolution de plus pour, en même temps que le suffrage universel (masculin et indigène), la rétablir, une partie de la droite ne se consolant d'ailleurs toujours pas de ce rétablissement et rêvant toujours de réitérer cette abolition vieille de deux siècles. Dans les festivités commémoratives que nous promet « GE200.ch », y aura-t-il place pour une mémoire moins sélective que celle auxquelles ce genre de commémorations nous ont accoutumés, ou cette autre mémoire devra-t-elle s'y imposer en squatteuse ?

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