En mai, fais ce qu'il te plaît...

L'imagination au placard ?

On était entre 3000 et 4000 selon « Le Courrier », 2000 selon la télé, on ne sait pas combien selon la police, mais on était plus nombreux que d'habitude à défiler dans les rues de Genève pour célébrer le 1er mai. On a réclamé des augmentations de salaires, une réduction des inégalités, une protection contre les licenciements, la fin de la violation des droits syndicaux. On a chanté (faux) l'« Internationale », on a levé le poing... Mais que nos discours, nos slogans, notre phraséologie, étaient convenus, rabâcheurs, bégaieurs !  La combativité était au rendez-vous, sans doute, mais l'inventivité, celle du langage et celle des formes de lutte ? Nous voulions naguère mettre « l'imagination au pouvoir » -ne l'avons-nous, de la droite de la gauche à la gauche de la gauche, pas mise au placard ?

« La réalité ne peut être franchie que soulevée » (René Char)


Le mouvement socialiste et syndical s’était constitué comme l’expression politique et sociale de la classe ouvrière contre l’Etat, contre la propriété privée et contre le salariat ; au terme d’un parcours de 150 ans, il a renforcé l’Etat, diffusé la propriété privée, généralisé le salariat et dissout la classe ouvrière traditionnelle.  Né de la classe ouvrière, le mouvement socialiste et syndical aboutit à la fonction publique ; constitué contre l’Etat, il s’y est installé. Il n'a plus à faire la preuve de la réalité de ses convictions démocratiques, s’il a encore et toujours à faire celle de la solidité de son adhésion à un projet de changement ;  or il n’a plus guère, à gauche, que la concurrence qu’il nourrit lui-même de ses propres erreurs, et l'espace qu'il laisse. Plus le PS est intégré aux institutions et au « jeu » politique tels qu’ils sont, plus cet espace est grand, et moins le PS se donne de possibilités de regrouper autour de lui les forces issues de la gauche révolutionnaire (devenue elle-même, sans se l'avouer, social-démocrate) et de la gauche populiste.

Ce qui sauve le socialisme démocratique de l’isolement et de l’impuissance, c’est bien cette absence de toute concurrence sérieuse sur sa gauche. Là, il n’y a plus guère que des ombres et des coalitions d'ombres  : l’ombre d’un mouvement communiste dont « objectivement » le destin politique devrait être de rejoindre le socialisme démocratique une fois sa mue social-démocrate (version populiste) achevée ; l’ombre, aussi, d’une gauche révolutionnaire en panne d’espérance révolutionnaire, et dont la fonction historique semble ne plus être que celle de dire au PS ce qu’il devrait faire et qu’il ne fait pas... De cette étrange division du travail politique, la gauche toute entière sort infirme : les socialistes se vouent à l’aménagement social des politiques bourgeoises, à leur adaptation aux nécessités du moment et au placement de cadres de gauche dans l’appareil d’Etat ; ce qu’il reste du mouvement communiste cultive le populisme ouvriériste ; ce qu’il reste de la gauche révolutionnaire rappelle aux uns et aux autres d’où ils viennent.

Cette faiblesse programmatique des partis de gauche, avec l'attente qu'y supplée la force d'un mouvement syndical radicalisé, remet à l'ordre du jour le syndicalisme révolutionnaire qui récusait la légitimité des partis politiques (de gauche) en tant que représentants des travailleurs, et ne consentait (mais l'anarcho-syndicalisme récusait les partis politiques eux-mêmes, en tant que tels) qu'à les considérer comme d'utiles « courroies de transmission » vers les institutions d'Etat. Il y a cependant de l'illusion dans cette attente de la gauche d'être entraînée par une radicalisation syndicale. D'abord, parce que le syndicalisme aussi est en crise : fondé sur l’identification du travailleur à son travail et sur sa localisation sociale dans son entreprise, c’est-à-dire chez son employeur, le syndicalisme traditionnel est rompu dès lors que se rompt cette localisation, que ce n’est plus dans l’entreprise que se matérialisent le contrat social et la contradiction fondamentale entre possédants et possédés, dominants et dominés. Ensuite, parce que persister à vouloir organiser les travailleurs salariés en tant que tels, avec pour mission principale d’augmenter le prix de leur temps de travail, conduit forcément à tenter de pérenniser, contre l’évolution du capitalisme lui-même, cela même dont il importerait de se défaire : le salariat.  Il est vrai que si l’on se contente de demander au capitalisme de l’argent (ou du temps, ce qui pour lui revient au même), c’est qu’on a eu largement le temps d’apprendre qu’il ne fallait rien en attendre d’autre. Le capitalisme peut partager ses profits si ce partage lui rapporte -ainsi que l’illustre la création de l’Etat social : la socialisation du capitalisme l'a renforcé en « produisant » des consommateurs capables de consommer beaucoup plus -et plus longtemps- que les hâves prolétaires du XIXème siècle ; elle a aussi « produit des producteurs » infiniment plus efficaces que les manœuvres analphabètes de la révolution industrielle ; elle a enfin accordé à tous les sociétaires des sociétés postindustrielles des moyens d’existence garantis, même en cas d’incapacité de travail (le refus du travail, c’est autre chose : une atteinte au dogme, une violation du tabou -et cela se paie cher…). L’Occidental «normal» consomme désormais de la naissance à la mort -en fait, il consomme déjà avant de naître, ses géniteurs consommant pour lui, et il consomme même encore après être mort, ses héritiers consommant leur héritage. L’Occidental est un consommateur de la conception au pourrissement. Et il l'est grâce à la gauche...

Le mouvement syndical d’aujourd’hui n’est le plus souvent, dans nos pays, qu’un mouvement de revendication de partage des profits capitalistes - de partage respectueux de ce qu’il veut partager, et de ceux avec qui il négocie ce partage. Il s’agit donc bien désormais de « repolitiser les syndicats », de faire renaître un syndicalisme (et un mouvement socialiste) ne revendiquant ni une aumône, ni une place au soleil, ni une augmentation du prix du temps, mais toute la place, tout le soleil, et tout le temps.

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