Une rue pour un irréductible : Honorer Luigi Bertoni

Comme vous ne lisez pas toutes et tous, tous les jours, « Le Courrier » (vous avez d'ailleurs tort), on vous ressert aujourd'hui le billet qu'on a fait paraître dans cet estimable quotidien le 28 mai.  Quelques jours auparavant, précisément dans «Le Courrier», Marianne Enckell plaidait pour que Genève accorde à Louis Bertoni l'honneur, certes paradoxal pour un anarchiste, d'une place, d'une rue -bref, d'un espace public. Plaidoyer éloquent, et pas tombé dans l'oreille de sourds : la proposition en a donc été faite par voie de motion au Conseil Municipal de la Ville de Genève :
«  Motion de Mme Vera Figurek et M. Pascal Holenweg :
Le Conseil municipal demande au Conseil administratif de faire en sorte que le nom de Luigi (Louis) Bertoni soit donné à une rue, une place ou un square de la Ville, dans un quartier marqué par sa présence »

« Faudrait pas oublier qu'ça descend dans la rue... »



Luigi Bertoni, devenu à Genève Louis Bertoni est une figure d'une rare cohérence politique et personnelle. Ce typographe Tessinois établi à Genève, expulsé de Genève vers le Tessin pour son activisme syndical et sa participation à des grèves, à l'époque où l'on pouvait encore dans ce pays expulser des Suisses d'un canton vers un autre, puis contraint à renouveler son permis de séjour tous les trois mois, fut syndicaliste, publiciste et éditeur, organisateur de solidarités concrètes (notamment avec les antifascistes italiens, et les libertaires espagnols) animateur de grèves, éditeur, conférencier. Editeur pendant près de cinquante ans du bimensuel en français et en italien Le Réveil anarchiste-Il Risvelgio anarchico (interdit, mais néanmoins édité, entre 1940 et 1943), il ne cessa de porter au plus haut et au plus libre ses idées et ses combats d'anarchiste, d'antimilitariste, d'anticlérical, d'internationaliste, de syndicaliste révolutionnaire, d'antifasciste et d'antistalinien (et donc d'antiléniniste), sans jamais rien en retirer que la fierté de n'en avoir jamais rien lâché.
Les gens qui, politiquement, ne se sont jamais trompés, ni n'ont jamais trompé personne (et n'ont donc jamais été au pouvoir, ni même jamais voulu y être) sont trop rares pour qu'on les néglige. Genève s'honorerait d'honorer la figure de Luigi (Louis) Bertoni, en lui dédiant une rue, une place, un square. 

Et à celles et ceux qui s'offusqueraient que pareil honneur soit accordé à un anarchiste, on rappellera d'abord que d'entre les rues de Genève, quelques unes portent le nom de personnages de l'exact inverse politique et philosophique : par exemple un René-Louis Piachaud, fasciste déclaré et homme de paille de Mussolini dans une tentative d'achat du Journal de Genève pour en faire un organe à sa solde, ou un Giuseppe Motta, admirateur du Duce et porte-parole à la Société des Nations des opposants aux sanctions proposées contre l'Italie après son invasion de l'Abyssinie... et on signalera ensuite que de toutes les cultures politiques qu'ait connu et que connaisse Genève,qui les a à peu près toutes connues, l'anarchisme, dont Genève fut en Suisse l'une des places fortes (avec l'arc jurassien) est la seule à laquelle, ne fasse référence aucune rue ni aucune place, alors qu'il est pourtant l'une des racines (avec le radicalisme démocratique et le christianisme social) du socialisme : se souvient-on que le premier parti socialiste créé à Genève, en 1869 (le « parti de la République démocratique et sociale ») le fut par une coalition de radicaux de gauche et d'anarchistes, dont Bakounine ? Et ne peut-on admettre qu'une fois constatée l'évidence de l'obsolescence du compromis social-démocrate (et social-chrétien), et reconnu la terrifiante impasse du léninisme, c'est peut-être à la vieille source anar, ennemie des frontières, des armées, des prisons, du paternalisme et des chefs, que la gauche devrait se rafraîchir. Parce que, franchement, qui peut douter qu'elle en ait bien besoin, de se rafraichir ?
Alors, puisqu'il ne « faudrait pas oublier, qu'ça descend dans la rue, les anarchistes »... autant en dédier une à l'un d'entre eux -et non des moindres de ceux, nombreux, qui firent de Genève une ville où le mot « liberté » puisse encore être conjugué à l'impératif solidaire.


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