Révolte dans les villes de Turquie : Le peuple, tout le peuple ?

En Turquie, depuis bientôt un mois, les manifestations et leur répression se succèdent, sans relâche. « Le peuple ne veut plus d'Erdogan », titre « Le Courrier », à l'unisson des manifestants et des formations politiques de gauche qui les soutiennent.
« Le peuple », vraiment tout le peuple ?


Deux Turquie étaient dos à dos, elles sont face à face...

Il y a dans la révolte d'une partie du peuple turc (ou plutôt : des peuples de Turquie...) une part libertaire qui la renvoie plus aux années 1968 européennes qu'au « printemps arabe » : c'est l'autoritarisme, le sectarisme, l'autisme même, du chef du gouvernement (qui se prépare à devenir chef de l'Etat, élu au suffrage universel, l'année prochaine) et du parti majoritaire, qui sont dénoncés : « Erdogan se prend pour un sultan », « il cherche à modifier notre style de vie », il ordonne aux femmes de faire au moins trois enfants, veut les priver du droit à l'avortement, veut interdire l'alcool (la Turquie sans le raki ?)... il a certes été élu, et son parti soutenu, par une moitié de la population, mais il ignore l'autre moitié, accuse les manifestants, tous les manifestants, y compris ceux qui ne protestaient que contre son projet de destruction d'un petit parc proche de la place Taksim, de marcher « main dans la main avec les terroristes » et de n'être que des « extrémistes » guidés par « l'idéologie ». Compliment que les manifestants lui renvoient aussi sec : l'extrémiste guidé par une idéologie religieuse, réactionnaire et autoritaire, c'est lui, à qui ses victoires électorales successives (et par ailleurs incontestables) depuis plus de dix ans feraient désormais croire qu'il peut tout se permettre... et qu'il peut se contenter pour toute réponse aux manifestants de les insulter ou d'accuser le principal parti d'opposition, le Parti républicain du peuple, directement issu du kémalisme mais membre de l'Internationale Socialiste, de vouloir gagner dans la rue parce qu'il est incapable de gagner dans les urnes, alors que le PRP, loin d'en être l'instigateur, a été totalement dépassé par les événements.

Recep Tayyip Erdogan est au pouvoir depuis onze ans. Il règne sur le gouvernement et sur son parti. Il a cassé le vieux cadre kémaliste, cassant en même temps la laïcité et le pouvoir de l'armée. Mais il ne l'a pas fait à la manière du parti Baas en Syrie ou en Irak : il l'a fait en s'appuyant sur des votes populaires, et en conservant ces votes par une politique économique libérale s'accompagnant parfaitement d'une politique culturelle, sociale, médiatique déterminée par des choix religieux profondément réactionnaires -mais en phase avec l'état culturel, social, médiatique, d'une grande partie de la population. Et le champ était libre : en face, à gauche, aucune alternative crédible ne lui était opposée. Dès lors, Erdogan et l'AKP pouvaient mener une politique d'islamisation progressive et obstinée, sans qu'aucune opposition ni aucun contre-pouvoir n'y puisse rien -alors qu'une telle opposition aurait pu s'appuyer sur une part de la population aussi importante que celle sur laquelle s'appuie le pouvoir en place.

La place Taksim n'est pas la place Tahrir, la Turquie n'est pas l'Egypte ni la Tunisie, encore moins la Libye ou la Syrie : les islamistes ne sont pas dans l'opposition mais au pouvoir, et ils n'y sont pas arrivés par un putsch, une révolution de palais ou une révolution, mais par les élections. Ne commet-on pas sur la Turquie la même illusion qui nous faisait considérer, lors des grandes manifestations de l'opposition iranienne, que la foule des manifestants était « le peuple » iranien dressé contre le pouvoir des mollahs et des ayatollahs, alors que la grande masse ne prenait aucune part à la contestation, quand elle ne soutenait pas carrément le gouvernement ? Bref : ne sommes nous pas en train de constituer un « peuple turc » tel que nous voudrions qu'il soit ?

La laïcité sans la démocratie ne vaut pas mieux que la démocratie sans la laïcité. La Turquie d'Atatürk était laïque -pas démocratique. La Turquie d'Erdogan se voulait démocratique, sans être laïque. Démocratique elle le reste encore bien plus que ne l'était celle, héritée du kémalisme, à laquelle elle a succédé, mais aujourd'hui, elle menace de revenir sur cet acquis, parce qu'en fait elle est profondément ennemie du pluralisme culturel et politique, qui sont des conditions de la démocratie (et qui ne peuvent être assurés que par la laïcité, c'est-à-dire l'absence de prescriptions religieuses dans les choix politiques). Erdogan et l'AKP, en cela proches des Frères Musulmans, n'ont pas démocratisé la Turquie par conviction démocratique, mais pour y exercer le pouvoir. Et le garder. Aujourd'hui, ce pouvoir s'exerce par la répression policière brutale des manifestations de rue, mais aussi par la répression judiciaire des mal-pensants : le pianiste Fazil Say ou l'écrivain Servan Nisanyan, par exemple, mais ce n'est pas admettre la politique du gouvernement et du parti d'Erdogan que rappeler qu'il est issu de trois victoires électorales successives, et incontestées... Pas plus que c'est sous-estimer la force de l'actuelle révolte que de constater qu'elle est celle d'une Turquie contre une autre, de la Turquie des grandes villes, de la classe moyenne, de la jeunesse bien formée, des intellectuels et des artistes, des Kurdes et des Alévis, contre un pouvoir islamiste encore soutenu (y compris dans les urnes) par le reste du pays.
Deux Turquie étaient dos à dos, elles sont face à face.

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