Une vielle ambition de gauche : La liberté et l'égalité, en tension

De la gauche, « on »  attend beaucoup; non pas trop, jamais trop, mais sans doute plus que ce qu'elle est actuellement en état d'offrir, sinon sous forme de discours : on en attend à la fois plus de justice, plus de liberté(s) et plus de solidarité(s). Autrement dit :  qu’elle soit fidèle à ce qu’elle proclame, fasse ce qu’elle a promis, respecte ce à quoi elle a formellement adhéré –bref : fasse ce qu’elle a dit et dise ce qu’elle fait. Cette attente a sa logique, et cette logique n’est pas celle du pouvoir. L’exercice même du pouvoir, ou du moins (et parfois à défaut) l’adhésion à ses rites, ses pompes et ses ors, éloigne durablement la gauche de sa propre base, jusqu’à finir par l’éloigner du pouvoir réel à moins qu’un nouvel accès de stupidité politique de la droite ne l’y maintienne ou l’y ramène, dans un désabusement politique à peu près général, et comme de deux maux l’on choisit le moindre en considérant que d’inefficaces socialistes valent encore mieux que d’efficaces libéraux, comme l’immobilité peut valoir mieux que le recul.

L’exercice du pouvoir politique par la gauche conduit en outre, en démocratie, à l’identification de son programme (« ce qui doit être ») à la légalité donnée (« ce qui est »). Cette identification coule dans le moule du droit positif des forces qui n’ont de légitimité qu’en tant que forces de changement, mais se contraignent à adhérer à cela même qui est à changer : les règles du jeu social et politique.
Or si l'on admet que le principe d'égalité fonde le projet politique de la gauche, et que sa conjugaison avec le principe de liberté est ce qui fonde la légitimité de ce projet, ce principe d’égalité ne peut se traduire en respect de la légalité que si la loi, elle-même fondée sur l’égalité, permet une égalité réelle et non seulement une égalité rhétorique. La situation des socialistes au pouvoir, seuls ou avec d’autres, est dès lors marquée d’une contradiction majeur entre le projet égalitaire dont ils sont porteurs et la réalité inégalitaire dont ils sont les gérants.
Le respect de la légalité au nom de la légalité est en outre contraignant : la gauche est, en démocratie, organisée légalement, publiquement, visiblement. Cette organisation, qui se fait pour changer la loi dans le respect de la loi, doit donner des garanties de ce respect (sans quoi : pas de droits syndicaux, pas de conventions collectives, pas de répression de la surexploitation du travail, pas de partis politiques acteurs et bénéficiaires du processus démocratique). Le respect de la loi est donc à la fois une assurance et une entrave : il est une assurance de pouvoir jouir des droits et des libertés garantis par la loi, et une entrave, par ce respect même, à la capacité de changer la loi, c’est-à-dire les règles du jeu social.

Au cœur des nouvelles pratiques qui nous sont nécessaires, il y a donc le conflit, comme règle, comme moyen et comme mesure de l'action politique -non le conflit faisant usage de la violence physique, mais le conflit sur les valeurs, sur le sens et sur les projets. Le conflit vérifie la pertinence des projets politiques, constate leur incompatibilité ou leur compatibilité aux normes sociales dominantes et leur lien aux intérêts qui s'affrontent dans le combat politique. En même temps, le conflit (avec la droite, avec la bourgeoisie, avec le capital, et donc avec l'Etat) vérifie la nature sociale des intérêts que défendent celles et ceux qui se proclament socialistes. Le conflit est ensuite la condition de la politique en tant qu'elle est autre chose que la palabre et que s'y opposent des projets sociaux contradictoires entre lesquels un choix doit être fait -choix qui est précisément l'enjeu du conflit politique. Le conflit est enfin un moyen : il clarifie les enjeux et les contenus des projets qui s'opposent, et y agrège les bases sociales qui leur donnent un caractère de réalité.
La pratique du conflit ne suffit cependant pas à qualifier un mouvement politique -et nous en connaissons, à l'extrême-droite, qui l'illustrent à merveille par leur capacité à faire polémique sur tout et rien pour la seule production de l'illusion d'ainsi exister. Une pratique politique ne vaut que par le projet qui s'exprime à travers elle, et le conflit pour le conflit n'est le plus souvent que le refuge d'un populisme purement réactif, sans autre projet que cette seule réaction. Un conflit politique vaut ce sur quoi il porte. Mais à l'inverse, un projet politique ne prend de valeur réelle qu'à la faveur du conflit qu'il provoque (quand tout le monde ou presque est social-démocrate, la social-démocratie ne vaut pas tripette).

Réconcilier le faire de la gauche avec son dire, lui faire faire ce qu'elle dit et dire ce qu'elle fait : toute autre attitude mène soit à un discours sans réalité, c'est-à-dire à l'impuissance, soit à une réalité contraire au discours, c'est-à-dire à l'imposture. Nous croyons cette réconciliation pour nécessaire, sinon suffisante, à la capacité de changer durablement et radicalement l'ordre des choses, capacité qui seule peut constituer un mouvement socialiste pour qui « on aura touché la dernière limite de la perfectibilité, alors seulement que le droit du plus faible aura remplacé sur le trône le droit du plus fort » (Auguste Blanqui)

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