Budget culturel de la Ville de Genève : Au boulot. Sérieusement ?

Les commissions "spécialisées" du Conseil municipal de la Ville de Genève  ont examiné les projets de budgets qui les concernent. La Commission des arts et de la culture a donc examiné le budget culturel . Compte tenu de l'importance de ce budget (près de 300 millions de francs), due à l'importance de la Ville de Genève dans la politique culturelle de toute la région (elle en est depuis un siècle et demi  le premier acteur public, le premier contributeur et le premier soutien), et compte tenu aussi de notre optimisme foncier (même tempéré par l'expérience et le souvenir de débats passés où la droite municipale s'était attaquée à la hache aux dépenses culturelles, et n'avait été repoussée que grâce à la mobilisation des milieux culturels et la résistance des élus de gauche), on attendra avec confiance (si, si...) des élues et élus municipaux, même de droite, qu'ils fassent leur boulot avec tout le sérieux qui s'impose, et la capacité de ne pas réduire le travail politique à un exercice d'alignement de lignes budgétaires les unes sur les autres.

La leçon de Zamiatine et de Semprùn...

Selon la définition, très large, de l'UNESCO, la culture est « l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l'être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». Une telle définition aboutit à faire de la culture le synonyme de la civilisation, et à en faire, ce que presque tous les responsables de la politique culturelle de tous les pays « développés » en font : un « ciment du lien social ». Or ni la culture, ni l'art, n'ont pour fonction de produire de l'harmonie sociale, et l'absence de critères consensuels de «légitimité» culturelle ou artistique, ou de « qualité » de la production culturelle ou artistique, implique une part constante de risques dans la prise de décision politique dans le champ culturel. Ce risque, en ce moment (et c'est un moment qui dure depuis longtemps...), les responsables politiques renâclent à le prendre, et on assiste, pour le diluer, à une extension maximale de la définition même d'une politique culturelle, en même temps que les moyen qu'on y consacre se réduisent.
Quand tout est culturel, plus rien de l'est spécifiquement. Ainsi, l'intégration de la culture dans « l'événementiel » (ce que font par exemple les « fêtes de la musique ») facilite certes l'accès à toutes les expressions d'un champ culturel donné, et l'accès à des formes réputées élitaires (l'opéra, par exemple) d'un public qui en était éloigné, mais, généralisée, elle incite les acteurs culturels à des concessions démagogiques au spectaculaire. Le primat de l'événementiel réduit la création au divertissement, et la mesure de la création à celle de la quantité de public qu'elle attire ou du bruit que fait l'événement.

Que peut bien signifier une politique culturelle, pour des femmes et des hommes qui, se voulant acteurs du changement social, accordent à la culture, quelque définition qu'ils en donnent, un rôle déterminant dans ce changement ? Deux grands écrivains nous répondent, sur les rapports que peuvent entretenir des acteurs politiques « de gauche » (se voulant même révolutionnaires, en l’occurrence) avec les forces et les créations culturelles. Ce sont des mots d'un autre temps, que ceux d'Evgueni Zamiatine et de Jorge Semprùn ? peut-être. Mais d'un temps pas si éloigné du nôtre (même par l'illusion qu'un pouvoir puisse être «révolutionnaire») que nous puissions le tenir pour totalement étranger à ce qui nous anime.

Evgueni Zamiatine affirmait : « Le monde se développe uniquement en fonction des hérésies, en fonction de ceux qui rejettent le présent, apparemment inébranlable et infaillible. Seuls les hérétiques découvrent des horizons nouveaux dans la science, dans l'art, dans la vie sociale; seuls les hérétiques, rejetant le présent au nom de l'avenir, sont l'éternel ferment de la vie et assurent l'infini mouvement en avant de la vie »

Et Jorge Semprùn commentait* :  « Zamiatine mettait à nu les racines de la contradiction entre la littérature (ou l'art, ou la science) et le pouvoir politique. Celui-ci, en effet, se propose, et ne peut ne pas se proposer, de dominer le présent, de définir la situation actuelle et les tâches qui en découlent, d'organiser les forces pour l'exécution de ces tâches. Et le pouvoir révolutionnaire, plus que tout autre, parce qu'il se dresse contre le cours "naturel" et routinier de l'histoire; parce qu'il est toujours submergé dans une société où prédominent les formes et les forces sociales de l'époque antérieure, encore prédominantes à l'échelle mondiale, doit saisir fortement ce maillon du présent, qui conditionne sa stratégie. Il s'agit donc, entre le pouvoir révolutionnaire et la littérature (ou l'art, ou la science, tout au moins dans les domaines qui n'intéressent pas directement la productivité sociale du travail), d'une contradiction objective, inévitable. Il ne faut donc ni s'en scandaliser, en renvoyant dos à dos écrivains et pouvoir politique révolutionnaire, les premiers dans l'enfer petit-bourgeois de l'utopisme humaniste, le second dans celui de la Realpolitik, ni la nier non plus, en se voilant la face. Car cette contradiction, dans la mesure où elle est reconnue, où elle trouve l'espace social et culturel de son déploiement, et par là de son dépassement organique, peut être extrêmement féconde, et pour les écrivains et pour le pouvoir politique. Mais voilà bien le problème: cette contradiction objective n'a jamais été reconnue, sinon par accident ou tactique provisoire et pragmatique aux moments de repli, par aucun pouvoir révolutionnaire du XXe siècle. Niée, tenue pour une simple survivance du passé, cette contradiction a jusqu'à présent toujours été "resolue" par l'emploi de méthodes administratives ou idéologiques : par la censure ou le déchaînement du pathos de la culture prolétarienne. Et le plus souvent par une combinaison de deux méthodes »

Que cela nous serve de leçon...

*Jorge Semprún, préface à "Nous autres" d'Evgueni Zamiatine

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