Etude sur la qualité des media suisses : La médiocrité gagne la presse

Selon une étude de l'Université de Zurich la qualité des media (écrits, électroniques ou audiovisuels) serait en baisse en Suisse, et en Romandie plus encore qu'en Alémanie. En cause : un nivellement pas le bas, imposé notamment par la presse gratuite (sa part de marché est passée de 12 à 35% entre 2001 et 2012, pendant que celle des quotidiens généralistes reculait de 57 à 39 %), et la concentration de la presse écrite (entre les mains de Tamedia). Constats : raréfaction des reportages, appauvrissement des mises en perspectives. L'étude fait amèrement jaser dans les journaux concentrés, qui en contestent les conclusions (évidemment, personne n'apprécie de se voir traité de médiocre...), et le secrétaire général de l'association des media privés romands, « Presse Suisse », y voit le spectre de la collectivisation poindre le bout de son drap -la même chanson nous avait été chantée fin juillet, lorsque le PS avait proposé un soutien direct aux media, à certaines conditions qualitatives. Qui font peur précisément parce qu'elles ne sont pas "idéologiques", mais qualitatives

« Un autre journalisme est possible ». Même en Suisse...

Leurs recettes publicitaires chutent, leur lectorat se raréfie, leur prestige s'est dissout, on dénonce la médiocrité de leurs publications, leur secteur est labouré par la concentration, les rachats, la prédation financière ? les éditeurs suisses n'en démordent pas : le marché seul doit régner. Ils refusent donc la proposition socialiste d'une aide directe, et ne défendent (encore) que l'aide indirecte, l'absence de TVA et le soutien à la distribution postale. Toutes pratiques menacées, mais qui ont, pour les éditeurs, l'extrême avantage de n'impliquer le respect d'aucune autre condition que matérielle : pas de critère de qualité, de diversité, de conditions de travail des journalistes, rien d'autre qu'une vérification de la périodicité, du tirage et de la forme. Or ces aides indirectes (une centaine de millions, entre l'aide à la distribution postale et la part de la redevance radio-TV pour les diffuseurs régionaux) n'enraient ni la baisse de la qualité de la presse, ni sa concentration -et donc la réduction de sa diversité. « Le marché ne fonctionne pas », constate le Conseiller national PS Hans-Jürg Fehr. Ben non, il ne fonctionne pas -ou plutôt, il fonctionne selon ses propres règles, qui n'impliquent ni qualité, ni diversité des media. « Les media privés et commerciaux sont de moins en moins capables de fournir un contenu compatible avec la démocratie, c'est-à-dire pertinent et de qualité», poursuit Fehr, l'un des auteurs du « papier de positio » du PS sur le soutien aux media (titre du papier : « Pour un système médiatique compatible avec la démocratie »). Proposition centrale : passer d'un soutien indirect aux media, à un soutien direct, mais conditionnel : les media privés devraient notamment renoncer à fournir du contenu gratuit sur internet, et réinvestir leurs bénéfices (s'ils en font...), l'indépendance des rédactions devrait être garantie, ainsi que les conditions de travail et la formation continue des journalistes (on notera également à Genève la proposition de la Jeunesse Socialiste d'offrir un abonnement à un journal « papier » à chaque jeune atteignant sa majorité civique). A gauche, donc, on se penche sur le sort de la presse imprimée. Et à droite ? A droite, on la passe par pertes et profits. A pertes, surtout.

Et puis, sur le fond du problème : Il y a quelques mois, les deux responsable du (remarquable) trimestriel XXI, Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, ont lancé un manifeste : « un autre journalisme est possible », proclament-ils. Un autre journalisme que celui auquel conduit l'évolution des media. Le « Manifeste XXI » exprime deux convictions (que, modestement, nous ferons nôtres), outre celle qu'un « autre journalisme » soit possible : D'abord, que « la révolution numérique n'est pas celle que l'on croit », ensuite celle que « des journaux sans publicité, c'est possible » (d'ailleurs, XXI, et le grand ancien, Le Canard Enchaîné, le prouvent, en se portant mieux que des journaux comparables, si l'en est, avec publicité.  La presse, « cédant aux promesses du bluff technologique avec ces taux de croissance exponentiels, est entrée dans un  cycle de décisions absurdes», écrivent Beccaria et Saint-Exupéry : une erreur de raisonnement faisant de l'alternative papier-écran l'enjeu principal, des mécanismes collectifs où l'on voit les dirigeants de la presse « courir derrière la publicité qui se déplace sur le net », et qu'ils ne retrouveront jamais, et une perte de sens, les nouveaux modèles économiques faisant purement et simplement « l'impasse sur le journalisme ». Pour le «Manifeste XXI»,  il est « possible de refonder une presse post-Internet conçue pour les lecteurs, et non à partir des annonceurs », mais cela implique que le journalisme accomplisse une « révolution copernicienne ». Que les auteurs du manifeste résument en trois questions-réponses :  La presse est financée par la publicité ? Elle peut l'être par ses lecteurs. Elle s'est construite en medium de masse  ? Sur écran ou sur papier, elle doit recréer sa valeur. Elle se vit comme un « quatrième pouvoir»? Parler aux lecteurs, c'est se placer à côté, à l'extérieur du jeu des pouvoirs.

Certes, les références des auteurs du « Manifeste XXI » sont françaises (quoique pas exclusivement). Mais ce qu'ils décrivent vaut aussi pour la Suisse, et ce à quoi ils appellent vaut aussi pour la presse suisse. Chez nous aussi, les « gratuits » ont dévalué la qualité des autres media, en particulier des media écrits. Ils ont pompé les ressources publicitaires et le lectorat, et ont incité à privilégier le people et les histoires personnelles aux analyses... Et chez nous aussi, la presse est si essentielle à la démocratie, ou du moins à une démocratie qui ne résume pas à un processus de délégation  politique, que ces pouvoirs dont la presse n'a pas à être, ont eux, à soutenir matériellement l'existence d'une presse de qualité, indépendamment de tout critère de ligne politique.  Pourtant orphelins de leur nourrice publicitaire, les grands media privés, refusent ce soutien. Parce qu'il serait conditionné par un retour à une meilleure qualité ? Sans doute. Mais s'ils croient pouvoir échapper à la nécessité de se réinventer, et pas seulement en passant du papier à l'écran, ils se trompent.
Un autre journalisme est possible, même en Suisse. Et même sans eux.

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