« Genève explore sa nuit » : Nocturne genevois

On n'a pas croisé grand monde, dans la nuit de jeudi à vendredi, lors de nos pérégrinations pédestres d'un bout du canton à l'autre, ou tout autour de la ville centre, en participant à l'opération « Genève explore sa nuit », organisée par la Ville (et la Ville seule...). Nous avons donc marché dans la « Grande Genève », l'auteur de ces lignes dans un groupe ralliant Carouge en partant de Ferney-Voltaire, et n'avons pas croisé grand monde. Une ville, pourtant, ce sont des gens. Dans les murs, contre les murs, hors les murs, mais des gens. Même les Pâquis nous semblèrent mornes et leurs fleurs de trottoirs mélancoliques...

Politique de la nuit ou nuit de la politique ?

Il fut un temps où la nuit ne veillait que le guet. Aujourd'hui, les villes ne dorment plus, même lorsque la plupart de celles et ceux qui l'habitent sommeillent. A qui la nuit appartient-elle ? A qui la veut : amants, michetons, spectateurs et acteurs des théâtres, auditeurs et musiciens des concerts, cinéphiles, joggers, promeneurs de chiens ou d'eux-mêmes, glandeurs, fêtards, insomniaques, pochards, dealers, toxicos... et à qui y travaille : conductrices et conducteurs des transports publics et des taxis, policiers, pompiers, médecins et infirmiers, employés de la voirie...  péripatéticiennes (et quelques prostitués). Et nous.

Ce qui nous a frappé, lors de notre marche nocturne à travers la « Grande Genève », est moins l'absence de vie nocturne, la rareté des passants, les mouvements réduits à ceux des voitures de police, des taxis, des derniers et premiers bus et trams, que l'éclairage obsédant, obsessionnel, de la Ville. La ville, et pas seulement son centre, ne connaît presque plus de ces espaces obscurs qui étaient des refuges pour les exclus, les amoureux et les poètes. Notre temps n'aime pas l'obscurité. Il veut de la lumière. Partout. Sur tout. Sur toutes et tous, comme le vieux fantasme totalitaire se le propose : Grand Frère vous regarde. Il faudrait donc être visible, dans la rue, comme dans les media. Pour être vu de quoi ? Pour donner quoi à voir de soi ? Et c'est ainsi qu'éclairée, la nuit, qui était aux marges du Droit, voire sans Droit, peut désormais être juridifiée.
Tous les projets spécifiques évoqués ces derniers mois pour composer une « politique de la nuit »   (politique de la nuit ou nuit de la politique ?) participent d'un même grand projet social : domestiquer la nuit, en faire un  jour au ralenti. On est encore plus libre la nuit que le jour, les hiérarchies y sont encore moins pesantes, les planifications plus éthérées, les imaginations plus vives (on nous a expliqué que la lumière du jour inhibait précisément l'imagination, et que cela expliquait à la fois les peurs fantasmatiques et la créativité nocturnes) mais pour combien de temps ? Il n'y a plus de couvre-feu, certes, mais un feu doux nous mitonne, sous surveillance (comment pourrait-on d'ailleurs en revenir au couvre-feu, quand une personne « active »  sur cinq travaille la nuit -pas forcément toute la nuit, pas forcément toutes les nuits, pas forcément la nuit seulement, mais au moins certaines nuits, et certaines parties de la nuit) ?
Pourtant, la nuit qui fait toujours peur est aujourd'hui soumise aux lois du jour. Comme si elle n'en était qu'une parenthèse, mais dans le même texte, alors qu'elle était un autre texte, un autre monde, que le monde normal et normé veut annexer, pour en avoir moins peur.

« Me voici couchée dans une cellule obscure, sur un matelas dur comme la pierre, autour de moi la prison est plongée dans un silence de mort, on se croisait au fond d'un sépulcre, le reflet de la lanterne qui brûle toute la nuit devant la prison entre par la fenêtre et dans au plafond. De temps à autre, on entend au loin le roulement étouffé d'un train ou bien, tout près, sous la fenêtre, la toux et le pas lent de la sentinelle qui se dégourdit les jambes en traînant ses lourdes bottes. Le bruit du sable qui crisse désespérément sous ses pas semble évoquer, dans la nuit noire et humide, toute la désolation d'une vie sans issue. Je suis étendue là, seule, livrée à l'obscurité, à l'ennui, à l'hiver et, malgré tout, une joie étrange, inconcevable, fait battre mon cœur, comme si je marchais dans une prairie en fleur sous un soleil éclatant. Au milieu des ténèbres, je souris à la vie, comme si je connaissais la formule magique qui change le mal et la tristesse en clarté et en bonheur. Alors, je cherche une raison à cette joie, je n'en trouve pas et ne puis m'empêcher de sourire de moi-même. Je crois que la vie elle-même est l'unique secret, car l'obscurité profonde est belle et douce comme du velours, quand on sait l'observer »
(Rosa Luxemburg, Lettre à Sophie Liebknecht, mi-décembre 1917)

Commentaires

Articles les plus consultés