La gauche et les « emplois de solidarité » : L'épreuve de la cohérence

44ème jour de grève des « employés de solidarité » (Eds) de « Partage », contre la « sous-enchère salariale déguisée en réinsertion », les « salaires de misère » (entre 3225 et 4225 francs par mois) et la sous-traitance de tâches relevant du service public. Et hier après-midi, 200 manifestant-e-s pour soutenir les grévistes, et une motion présentée au Grand Conseil par les socialistes et les Verts, demandant notamment le
photo : Demis Sömnez
respect de la loi cantonale sur le chômage qui prévoit que les activités de service public ne peuvent pas être confiées à des personnes employées en Eds et que ces personnes ne doivent pas faire concurrence au « marché » ordinaire de l'emploi (car, bonnes gens, entrez-vous bien ça dans le crâne : l'emploi est un marché, et donc l'employé une marchandise).  Mais tout de même, qu'on en soit à demander que l'Etat respecte sa propre loi dit bien l'état des choses... Et nous met à l'épreuve de la cohérence. Parce que des "emplois de solidarité", des municipalités de gauche et des associations de gauche ne se sont pas privées d'en utiliser...


Le prix de la cohérence

La grève des "Emplois de solidarité" ne met pas seulement à l'épreuve les réflexes de solidarité de la gauche politique et syndicale : Elle met aussi à l'épreuve sa cohérence. Parce que soutenir des travailleuses et des travailleurs en grève, c'est bien. Ce nous est d'ailleurs une sorte de réflexe. Et c'est même indispensable, compte tenu des conditions salariales et des conditions de travail qui sont imposées aux Eds. Seulement voilà : des municipalités de gauche, des associations de gauche, des associations que nous soutenons et dont nous sommes membres, en emploient, à ces conditions, des Eds. Et ils arrangent finalement tout le monde, ces « emplois de solidarité ». Sauf, évidemment,  une bonne partie de ceux qui les occupent. Ils arrangent les associations, qui y trouvent du personnel à prix salarial cassé. Ils arrangent les collectivités publiques, qui peuvent se passer d'engager du personnel sous statut de la fonction publique, ou d'augmenter les subventions aux associations qui emploient les Eds afin de leur permettre de les payer correctement. Ils arrangent les zélus du peuple, qui peuvent contenir les dépenses salariales et sociales des budgets qu'ils votent, en faisant employer par la collectivité publique des femmes et hommes qui lui coûtent deux ou trois fois moins cher que si elles assumaient elles-mêmes ce que le statut de leur personnel leur impose.
On pourrait intégrer quasiment tous les Eds dans la fonction publique. Mais il faudrait y mettre le prix. Et le prix, c'est le budget des collectivités publiques qui les emploient. Sur celui de la Ville de Genève, les charges salariales et sociales liées au personnel pèsent (pour 2013) plus de 460 millions de francs (plus de 40 % du total du budget...), et la proposition de créer 52,5 nouveaux postes de travail y ajoute plus de quatre millions de francs. Intégrer les Eds dans la fonction publique accroîtra donc la masse salariale (et des prestations sociales liées) à la charge de la Ville. Elle peut se le permettre, mais y a-t-il une majorité du Conseil Municipal pour l'y autoriser ? Et la gauche est-elle unie pour constituer cette majorité ? La réponse à le seconde question n'est hélas pas plus évidente que la réponse à la première... Ni d'ailleurs la réponse à une troisième question (que nos lecteurs des autres communes nous pardonnent de prendre l'exemple de celle de Genève, mais c'est là que nous sévissons, et c'est celle-là dont nous avons le projet de budget sous les yeux)  : le Conseil Municipal de la Ville est-il prêt à accroître le volume des subventions accordées (plus de 230 millions en 2013, plus de 240 proposés pour 2014) de l'équivalent de la charge salariale des Eds employés par ces associations ? le Grand Conseil est-il prêt à accepter, comme le demandent les associations employeuses d'Eds, d'accorder davantage de soutien financier, et une revalorisation de l'étroite grille salariale imposée aux « employés de solidarité » (trois niveaux : 3225, 3725 et 4225 francs par mois, souvent largement ébrêchés par des saisies du salaires opérées par l'Office des Poursuites, si bien que selon le syndicat SIT, le salaire moyen réellement touché par les Eds se situe au-dessous de 2000 francs) ? 

La Ville de Genève a décidé de renoncer aux Eds, de les remplacer par des emplois statutaires, et de rendre les actuels Eds prioritaires dans l'accès à ces emplois statutaires. Mais elle est contrainte de le faire poste après poste, faute de recevoir de son parlement le budget nécessaire à une titularisation globale -et c'est ainsi que, si le budget 2014 de la Ville est accepté, le nombre d'Eds employés par le Département de la culture devrait passer de 40 personnes fin mai 2012 à 24 personnes en 2014. Si le budget est accepté, et qu'il octroie à la commune les moyens de substituer des emplois « normaux » à des Eds. Sinon quoi ? mettre fin aux Eds sans les titulariser ?
Nous sommes, et nos partis et organisations politiques avec nous, de celles et ceux qui dénoncent la sous-traitance à des privés de tâches relevant de la responsabilité publique : nous la dénonçons quand elle concerne des tâches de sécurité et de surveillance, nous la dénonçons quand elle concerne la voirie, nous exigeons des autorités qu'elles y mettent fin. Mais que sont les Eds, sinon une forme finalement assez perverse de sous-traitance-perverse parce que parée des vertus de l'« économie sociale et solidaire » et de la réinsertion des chômeuses et chômeurs en fin de droit ?
Plus de trente associations sans but lucratif employant des Eds le disent sans ambage : « si ce système était supprimmé, cela condamnerait des centaines de postes, privant Genève de services à la personne et de proximité essentiels ». Mais que sont donc des « services à la personne et de proximité essentiels », sinon des tâches relevant du service public mais assumées en sous-traitance par des employés sous-payés et précarisés ?

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