Délation : Inhaler et exhaler l'air du temps...

Bocche di leone

Souvenez-vous : il y a deux ans, nous apprenions que le Conseil fédéral examinait, le plus sérieusement du monde (car le Conseil fédéral est une instance sérieuse...) la proposition de contraindre les enseignants à dénoncer aux services de l'immigration (nos bonnes vieilles « polices des étrangers ») leurs élèves sans statut légal de séjour ou de résidence. Cette proposition consistant à instituer la délation, et à la rendre obligatoire, complétait un dispositif dont l'un des éléments était la même obligation de dénonciation , faite cette fois aux officiers d'Etat Civil, s'agissant d'étrangères et d'étrangers sans statut légal souhaitant se marier en Suisse.  Nous fûmes alors quelques une et quelques unes à saisir cette balle au bond. Car si face à un tel dispositif il n'y a, pour celles et ceux à qui s'appliquent ses prescriptions, que deux attitudes possibles, la désobéissance civile et l'insoumission, à la Paul Grüninger, ou la scélératesse disciplinée à la Maurice Papon, le simple, modeste et obscur citoyen hasardeusement propulsé dans un parlement local peut, lui, user de l'arme fort pédagogique de l'absurde.


Puisque ces choses nous échappent, feignons d'en être maîtres...

'air du temps, de toute évidence, et ce ne sont pas les résultats des dernières élections genevoises qui le démentiront, pousse sans conteste à la transformation de toute citoyenne et de tout citoyen en mouchard bénévole, en corbeau militant et en indicateur de police supplétif. Il convient alors que les zélus du peuple, eux aussi, inhalent et exhalent l'air pestilentiel que l'on voudrait bien contraindre toute la population à respirer. C'est la première raison pour laquelle nous avons proposé d'associer la commune capitale mondiale des Droits de l'Homme (voui, c'est nous, ça) à s'associer, telle la girouette dams le vent, le tournesol face au soleil ou la carpe morte dans le sens du courant, à la belle entreprise mise en oeuvre de généralisation de la délation, du mouchardage, de la surveillance du voisinage, de la chasse au faciès et au permis de séjour.
Notre proposition fut donc d'abord réactive, déposée après que plusieurs propositions revêtues de toutes les apparences de sérieux aient été faites de transformer des enseignants et des fonctionnaires d'état civll en délateurs contraints de l'être.
Ainsi la délation, initialement laissée à le seule initiative privée et anonyme, devenait une sorte d'obligation légale. Car on ne peut tout de même pas tout laisser à l'initiative individuelle, la concurrence privée, aux lois du marché ou à la surenchère électorale. Sans un minimum d'organisation publique, la délation, c'est le souk néo-libéral : le commerçant qui dénonce son concurrent, le mari qui dénonce l'amant (ou l'inverse), le locataire qui dénonce son voisin (celui qui a un appartement plus grand)... Il faut qu'une collectivité publique prenne le taureau par les cornes et le délateur par les couilles : la délation se généralise ? Puisque cette chose nous échappe, feignons du moins d'en être les organisateurs.
C'est bien ainsi d'ailleurs que tout trouble social a été régulé : le vol par la propriété privée, le recel par l'héritage de la propriété privée, le viol par le mariage, le meurtre par la peine de mort, la schizophrénie par les églises et la pédophilie par les collèges religieux.
Nous avons donc proposé un engagement de la Ville de Genève dans l'entreprise de purification tribale à laquelle la Suisse semble vouloir se livrer : l'installation dans quelques services publics judicieusement choisis (écoles, crêches, établissements médico-sociaux) les lieux publics de bouches (bocche di leone) de dénonciation anonyme et subreptice, par n'importe qui, de n'importe qui, ces bocche di leone étant en outre pourvues d'un distributeur automatique d'Indulgences afin de permettre aux dénonciateurs anonymes de se sentir absouts de toute lâcheté ou vilénie, au cas, certes peu vraisemblable, ou quelque remord les tenaillerait. La proposition assortie d'une modeste demande d'un crédit de trente deniers, suit son cours, comme on dit. Nul doute qu'elle trouvera au parlement de la Ville un écho favorable -la délation s'y étant déjà installée. Sur les bancs à dextre immédiate de la présidence.

Et qu'on ne reproche pas à cette démarche pragmatique un caractère de provocation, qui lui est en réalité aussi étranger que nous le sommes nous-mêmes à tout irrespect des règles : quand on nous serine à longueur de campagne électorale, puis de commentaires post-électoraux, que nous nous sommes «coupés de la base», qu'il nous faut nous remettre « à l'écoute des gens », faire nôtres toutes les rancoeurs, les frustrations et les fantasmes qu'on attribue à un « petit peuple » qu'on ne méprise jamais autant que lorsqu'on lui attribue les scélératesses rhétoriques de ceux qui prétendent en être les hérauts, on ne fait après tout, par une proposition comme celle de rationaliser et de généraliser la délation, que pousser ces injonctions à leur terme logique.

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