Dix ans de « Libre circulation » : Daemon ex machina ?

On a célébré il y a quelque temps les vingt ans de l'échec de l'adhésion à l'«Espace Economique Européen», mais on n'a pas célébré l'année dernière les dix ans des « accords bilatéraux I », qui, pris ensemble, vont plus loin dans l'intégration européenne de la Suisse que l'aurait fait son adhésion à l'EEE. Plus loin, sauf dans un domaine : celui de la participation à la prise des décisions européennes que la Suisse va être, du fait de sa situation géographique et de ses rapports économiques, tenues d'appliquer sans avoir pu vraiment peser sur leur contenu.  De ces accords bilatéraux, le plus important, et le plus décrié au point d'être rendu responsable de tous les maux du moment, est sans doute celui sur la « libre circulation » des personnes entre l'Union Européenne et la Suisse. On va donc s'offrir le plaisir pervers, sinon de chanter les louanges de cet accord, du moins de le défaire de cette fonction, trop commode pour être honnête, de daemon ex machina, à exorciser par le culte fétichiste de la frontière.

Et merde à la frontière !

Depuis 2002, des accords de « libre » circulation règlent celle des personnes entre la Suisse et l'Union Européenne. Ils donnent aux ressortissants de l'Union Européenne et de la Suisse le droit réciproque de s'établir sur le territoire de l'une ou l'autre des deux parties (pour autant qu'ils aient un contrat de travail, exercent une activité indépendante ou disposent de moyens suffisants et d'une assurance-maladie). Contrairement à ce que certains craignaient, ces accords n'ont pas provoqué une vague d'immigration en Suisse (même si l'immigration a augmenté, en produisant les trois quarts de la croissance démographique et en faisant passer celle-ci de 0,6 % par an dans les dix ans précédant l'accord à 0,9 % dans les dix ans suivants) -mais ils ont profondément modifié la structure de l'immigration, en substituant progressivement une immigration européenne à celle des Etats non liés par l'accord.

Ces accords, on ne va pas les peindre en rose sous prétexte que d'autres les peignent en couleurs plus repoussantes : ils ont profité d'abord à l'« économie », c'est-à-dire aux entreprises suisses et étrangères implantées en Suisse. Et donc au patronat, même s'ils ont aussi profité à des dizaines de milliers de ressortissants suisses qui, réprocité oblige, ont pu s'établir sans problème à l'étranger, fût-ce à quelques kilomètres de la frontière suisse (on en sait quelque chose, à Genève, avec nos 30'000 « frontaliers suisses »...). Mais comme, sans autre réglementation, la « libre circulation » est porteuse de dumping salarial et de sous-enchère sociale, la gauche politique et syndicale a exigé des « mesures d'accompagnement » devant précisément réduire ces risques pour les faire tenir dans le cadre général d'un « marché du travail » où chaque salarié est concurrent d'un autre salarié. En somme, il s'agissait de normaliser la concurrence sur le « marché du travail » en faisant des salariés immigrés les concurrents des salariés résidents au même titre que le capitalisme rend tous les travailleurs concurrents les uns des autres -les femmes des hommes, les jeunes des vieux, les gros des maigres, les grands des petits. Les premières « mesures d'accompagnement » se révélant insuffisantes, et les moyens mis à disposition pour leur application plus insuffisants encore, comme la volonté politique de les appliquer, la gauche et les syndicats ont donc remis, constamment, l'ouvrage sur le métier, obtenu de nouvelles «mesures d'accompagnement», et fait admettre par exemple la « responsabilité solidaire » des entreprises pour leurs sous-traitants, vis-à-vis de leurs salariés. Et comme le dispositif reste encore insuffisant, de nouvelles « mesures d'accompagnement » sont  nécessaires, et PS et les syndicats en font une condition de leur acceptation de l'intégration de la Croatie au dispositif de « libre circulation », la droite patronale criant au chantage.

Tout ce que vous venez de lire tient d'un discours rationnel, empirique, pragmatique même. On s'y reconnaît d'ailleurs à peine, et on n'en attendra  pas qu'il ait quelque effet sur les fantasmes xénophobes... Souvenez-vous : Une vague d'immigrants pouilleux et violents allait déferler sur notre beau pays, en provenance des confins draculesques de l'Europe, provoquant en Suisse une baisse généralisée des salaires et une hausse du chômage, d'un pillage des assurances sociales et de l'explosion de la criminalité... L'apocalpyse ayant été remise à des jours pires, c'est la crise économique provoquée par les errances du système financier qui a provoqué une hausse du chômage et une stagnation des salaires : la « libre circulation » n'y est pour rien. Les assurances sociales continuent de bénéficier de l'apport des travailleurs immigrés (ceux du moins qui, ayant un statut légal, cotisent à ces assurances), au point que cet apport est aujourd'hui la garantie de leur pérennité, il n'y a ni plus, ni moins d'abus dans se secteur qu'avant la « libre circulation », l'évolution du taux de criminalité, de délinquance et d'incivilités est restée constante et on n'a pas plus de mendiants rroms qu'avant, si on leur a collé plus de policiers à la sébile.
Les fantasmes, cependant, demeurent « Nos frontières sont devenues de vraies passoires pour les trafiquants de drogue, d'armes, et pour les délinquants en tous genre », déclarait, à propos des accords de Schengen et de la libre-circulation, le président de la Fédération suisse des fonctionnaires de police, Jean-Marc Widmer. A qui on répondra que la passoire laisse passer dans les deux sens : vers la Suisse, et depuis la Suisse. Mais que ce ne sont évidemment pas le même genre de délinquants qu'on exporte et qu'on importe : nous, on fait plutôt dans le pédophile (exporté dans le tiers-monde), le conseiller fiscal et le recruteur bancaire (exporté vers les pays voisins et l'Amérique du nord). Et de cela, ni les accords de libre circulation, ni la création de l'« Espace Schengen » y sont pour quoi que ce soit...

D'ailleurs, depuis quand les trafiquants respectent-ils les frontières ? Ils en vivent... Les frontières n'entravent jamais que les honnêtes gens. Y compris ceux qui en célèbrent le culte. Alors, décidément : merde à la frontière et à ses adorateurs !

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