« Garantir le bonheur du peuple » ?

Plus haut que possible...

Prendre du champ, respirer, même un air venu d'il y a plus de deux siècles mais resté bien plus frais que celui que nous inhalons, ici et maintenant : entre deux échauffourées politiques locales, on est tombé sur, et on s'est plongés dans, un petit recueil de textes de Saint-Just (autour des rapports et décrets de ventôse, sur les institutions républicaines).  Des textes qui tous, la proclamant ou l'ayant constamment en arrière-pensée, expriment cette ambition plus haute que le possible : « garantir le bonheur du peuple »... mais de quoi Saint-Just parle-t-il quand il parle de bonheur ? Et de qui, quand il parle du peuple ? Si pour Camus la question du suicide était la seule question philosophique, pour Saint-Just, la seule question politique était celle du bonheur -celle du droit du bonheur, que proclamait déjà la constitution américaine (pour l'homme blanc), et des conditions de ce droit, que Saint-Just et les siens voulaient assurer à toutes et à tous. Vaste et exigeant programme. Programme de fous.
Morts de leur folie. La nôtre ?
Il n'y a que l'impossible qui vaille...


« Le bonheur est une idée neuve en Europe », disait Saint-Just il y a 220 ans. Une idée neuve restée tout aussi neuve et sans doute aussi subversive aujourd'hui qu'elle le fut avant-hier- Mais ce qui s'y oppose et la nie a changé :  le capitalisme, qui s’est avancé sous la bannière de l’individualisme a constitué un individu sans individualité. A ceux qui pleurent ou font mine de pleurer sur la montée de l’individualisme, sur la dissolution individualiste des liens communautaires d’abord, sociaux ensuite, nous pouvons répondre, rassurants : « ne pleurez plus, ce que vous craignez n’est qu’un fantôme… ». Jamais troupeau ne fut plus moutonnier que celui des populations de nos sociétés. Nos sociétés sont individualistes comme le camembert industriel est « fermier », « rustique » et « moulé à la louche », et  nous en sommes bien à ce stade où la vie privée est privée de vie.
Que maîtrisons-nous de notre propre vie, entre le moment d'une naissance que nous n'avons pas choisie et celui d'une mort que nous ne pouvons éviter ? Nous ne maîtrisons ni nos sentiments, ni nos besoins vitaux : les premiers nous soulèvent ou nous abaissent sans que nous n'y puissions grand chose, les seconds nous lient au réel sans que nous puissions dénouer ces liens. Nous ne pouvons ni éviter d'aimer ou de haïr, ni nous passer de manger et de boire. Seules nos envies (pas nos désirs) sont à notre portée, et à notre portée, parfois, le choix de les satisfaire ou non. Nos frustrations nous appartiennent plus sûrement que nos satisfactions. Et si je veux être malheureux, moi? Me complaire dans mon malheur, y barboter, m'en nourrir ? Et si ce qui ferait mon bonheur m'était inaccessible, suis-je en droit d'exiger de l'Etat (ou de qui que ce soit) qu'il me l'accorde ? A qui serions-nous en droit de nous adresser pour obtenir que ce (et ceux) que nous aimons nous soit accordé ?
Ne maîtrisant pas grand chose de notre vie réelle, il nous est loisible de la fuir en nous inventant une vie imaginaire, ou de nous consoler de la réalité en brandissant une menace illusoire. Le prophétisme apocalyptique refait de nous quelque chose qui ressemble à des existants maîtres de leur existence. Nous nous inventons un moment définitif pour échapper aux moments successifs, nous annonçons la crise finale du capitalisme pour nous consoler de notre incapacité à mettre bas le capitalisme, nous prédisons la fin du monde pour oublier que nous sommes sans pouvoir sur le monde. Nous nous donnons ainsi un pouvoir illusoire faute de volonté ou de courage de nous défaire du pouvoir réel. Nous nous héroïsons pour ne pas nous mépriser, et nous nous imaginons en survivants de la grande catastrophe parce que les petites catastrophes nous tuent à petit feu.

Les révolutionnaires de l'an II et III, ceux d'avant Thermidor, avaient des ambitions plus hautes qu'eux-mêmes, plus hautes que ce qui était possible -mais c'est cela, une révolution : un projet dépassant le possible, et ceux qui, se parant des espérances révolutionnaires s'en tiennent à ce qu'elles ont de réalisable sans tout bouleverser, ceux-là n'ont le plus souvent en tête qu'un seul objectif : prendre le pouvoir, et le garder.

Saint-Just voulait  « garantir le bonheur du peuple » -non la réalisation de tous les désirs de chacun des individus, mais l'établissement de conditions et d'institutions sociales telles que chacun et chacune, libérés de la pression des besoins vitaux et de la sujétion à autrui, puissent, librement, et sans nuire à quiconque,  « faire sa vie » comme il, elle, veut la faire.
On ne peut être libre qu’avec d’autres, mais on perd sa liberté dès qu'on n’est plus seul. Comment faire alors pour gagner ce que l’on ne peut gagner sans ce qui nous le fait perdre ?  Cette question, la seule qui se pose dans les mêmes termes que l’on parle d’amour ou de politique, est au cœur de tout programme révolutionnaire. Le «droit au bonheur» était, et reste, un programme révolutionnaire. Mais quel objectif plus haut que nous-mêmes sommes nous capables là où l'histoire (et nos histoires personnelles) nous surprend, pas seulement de rêver mais de nous donner, et de défendre ?

« A l'impossible nul n'est tenu », dit-on... Il n'y a pourtant que l'impossible qui vaille...

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