Gauche « morale » contre gauche « responsable » : Un débat à la con

Il y a quelque temps, « Le Monde » titrait en « une » : « La guerre des gauches sévit dans la majorité » présidentielle française. Valls contre Taubira, PS contre Verts. Et de nous produire une « analyse des fractures idéologiques entre gauche 'morale' et gauche 'pragmatique' (...) entre idéalisme politique et réalisme économique ». Avec un appel du sociologue Jean-Pierre Le Goff à « briser l'influence du gauchisme culturel », un autre du dispensable Guy Sorman à faire émerger un « social-libéralisme à la française », sans oublier la rituelle dénonciation (par Eric Fassin cette fois) de la «droitisation du PS». La routine, quoi.  Un vrai faux débat à la con. Parce qu'enfin, on ne voit pas pourquoi « moral » (on préfererait d'ailleurs « éthique ») et « pragmatique » devraient s'opposer, ni en quoi tenir aux valeurs qui le fonde relèverait, pour un mouvement politique, de l'« idéalisme », ni en quoi les renier tiendrait du « réalisme »...

Prédication impuissante ou cynisme méprisable ?

Une « guerre des gauches » sévirait donc dans la majorité présidentielle, gouvernementale et parlementaire française. Une « guerre » entre « gauche morale » et gauche « pragmatique»...  Le Monde nous présente une « gauche écartelée entre humanisme et fermeté à l'égard des flux migratoires, entre idéalisme politique et réalisme économique ». Les mots sont choisis, lestés de condescendance pour les uns (« humanisme », « idéalisme ») et d'approbation pour les autres (« fermeté », « réalisme »), puisqu'ils s'opposent comme s'il ne pouvait y avoir de fermeté dans l'humanisme, et que vouloir le primat du politique sur l'économique relevait forcément de l'idéalisme. Ces mots expriment une préférence, celle du Monde pour le deuxième terme de l'alternative qu'il suggère. Mais ils expriment aussi, ces mots, une amnésie : comme si ce genre de contradictions, saisissant un mouvement politique dès lors qu'il exerce le pouvoir (et même dès qu'il y aspire sérieusement) était chose nouvelle. Et comme si des autoproclamations péremptoires de « responsabilité » à la Pierre Moscovici, qui se veut « être de la gauche qui fait, qui agit, qui transforme » et pas de la « gauche qui sans arrêt  proteste ou dénonce ou crie », étaient autre chose que l'expression, soit d'une autosatisfaction que dément jour après jour l'état de l'opinion et celui de la société, soit la mauvaise conscience résiduelle d'un ancien opposant qui protestait, dénonçait et criait, mais qui, calé dans un fauteuil ministériel, ne semble plus avoir de voix que pour se justifier.

Sous la trompeuse visibilité de la contradiction entre « gauche morale » et « gauche responsable », on retrouvera, si on ne souffre pas d'une absolue inculture historique, les vieilles contradictions qui structurent la gauche depuis qu'il y a une gauche et une droite (depuis plus de 200 ans), et que tous les efforts des fondateurs du mouvement socialiste en tant que mouvement politique organisé, et non seulement mouvement d'idées, ont tendu non à supprimer, mais à utiliser. Il y a une gauche autoritaire et une gauche libertaire; une gauche étatiste et une gauche sociétale; une gauche collectiviste et une gauche individualiste; une gauche révolutionnaire, une gauche réformiste, une gauche conservatrice et une gauche réactionnaire; une gauche nationaliste et une gauche internationaliste... Que toutes ces gauches, opposées depuis la Montagne et la Gironde, puissent se retrouver dans un seul et même mouvement, ce fut l'effort des fondateurs du mouvement ouvrier, « socialiste » au sens large. Ce fut le projet de la Ière Internationale et même de la IIe, jusqu'en 1914. C'est aussi, encore, le projet du mouvement syndical, lors même qu'il ne se définit pas comme « socialiste » puisque toutes celles et tous ceux qu'il veut organiser ne se définissent pas comme tels, et qu'il ne s'agit pas de les organiser pour la défense d'un projet politique mais pour celles de droits matériels communs.

Dans cette vision de plus en plus communément répandue, d'une gauche irrémédiablement clivée entre Bisounours post-soixantehuitards repliés sur les idéaux et carriéristes cyniques oublieux de ce qui justifie l'existence même du mouvement et des partis qui leur ont servi de marchepieds, le pire est que cette vision est celle d'une action politique qui ne se mesurerait qu'en l'acceptation sans recul ni critique de l'état des choses, et donc sans volonté de le changer. Dès lors, en effet, le «pragmatisme» l'emporte. Il fait même plus que l'emporter, il submerge. Il n'y a plus que lui : il faut réussir ce qu'on fait, même si on ne sait pas pourquoi on le fait, même si ce qu'on fait est le contraire de ce qu'on avait promis de faire. A quoi s'opposerait l'impuissance d'une gauche « morale » n'ayant aucune prise sur la réalité, la niant même, pour se réfugier dans ces certitudes idéologiques et des principes éthiques comme suspendus hors du temps et du monde.  Or qu'est-ce, en politique, qu'une « morale » sans « pragmatisme » sinon une prédication impuissante (comme il nous arrive de nous y complaire, on en mesure d'autant mieux la vanité) ? et un «pragmatisme»  sans « morale » (disons : sans éthique, sans principes), sinon  un cynisme méprisable ?
Et cela ne vaut pas que pour les socialistes, et que pour le PS, parce que si la faute du PS n'était pas celle de toute la gauche, les forces qui se disent à sa gauche profiteraient de ses faiblesses et du discrédit qui le frappe lorsqu'il n'est plus au pouvoir que pour le pouvoir lui-même. Or ces forces n'en profitent pas, ne le compensent pas, ne lui sont pas une alternative -ni en France, ni à Genève. C'est qu'elles lui ressemblent désormais à ce point que la seule chose qui les en distinguent est la faiblesse de leurs moyens et la parure de leurs discours.

Il nous faut donc bien associer ce que la caricature de la «guerre des gauches » dissocie, ne pas se contenter de discours et de postures, ni se racornir en pratiques sans autre ambition que celle de rester le plus longtemps possible à la place où l'on siège. Associer une cohérence et une efficacité, associer nos discours et nos actes.
Faire vraiment de la politique, en somme. Avec, malgré ou sans nos partis politiques.

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