Initiative "familiale" de l'UDC : Papafume et Mamancoud

Le 24 novembre, on se prononcera en votation populaire sur une initiative de l'UDC qui propose que les déductions fiscales accordées aux parents qui ont des frais de garde extérieure de leurs enfants soient aussi accordées aux parents qui les gardent eux-mêmes. Cela semble "neutre" et égalitaire -mais cela ne l'est pas. En réalité, la proposition udéciste d'accorder aux parents dont l'un (c'est-à-dire, soyons clairs, l'une) garde les enfants des déductions fiscales pour des frais de garde qu'ils n'ont pas,  trimballe la nostalgie du vieux modèle familial, ou plutôt de l'idée nostalgique qu'on s'en fait, dans lequel le père travaille à l'extérieur et "subvient aux besoins de la famille" pendant que la mère œuvre  dans le cadre familial, fait le ménage, les courses et la cuisine et s'occupe des enfants. Papa fume, Maman coud et l'UDC veille. Attendrissant, non ?


La nostalgie et l'arnaque

Même le PDC et le parti chrétien social, défenseurs labellisés, l'un de centre-droit, l'autre de centr.-gauche, de la famille, appellent à refuser l'initiative de l'UDC. Parce qu'au delà du réflexe politique de résister, sur le terrain de la politique familiale, à la concurrence que leur fait l'UDC, ces deux partis ont bien perçu que ce qu'elle proposait  relevait de l'arnaque pure et simple : son initiative est présentée comme étant "pour les familles", elle n'est en fait favorable qu'à une minorité de familles -pour toutes les autres, pour toutes celles dont les deux parents travaillent parce que leurs conditions de vie se dégraderaient en l'absence d'un des deux salaires, rien ne changera. L'initiative de l'UDC est socialement sélective : seuls les parents disposant d'une bonne situation financière pourraient en tirer avantage, parce que seuls ces parents là peuvent envisager de se priver d'un salaire afin que l'un d'eux "reste à la maison pour s'occuper des enfants".  Et quand on dit "l'un d'eux", il est évident que dans 99 % des cas, ce sera la mère. En outre, en proposant des déductions fiscales dans un système d'impôt progressif, on favorise évidemment ceux qui se trouvent au-delà du seuil où ces déductions sont financièrement intéressantes : la moitié des familles avec enfants ne paient pas d'impôt fédéral direct, parce que leur revenu imposable est trop bas. Une déduction fiscale leur est donc d'une absolue inutilité.

Un licenciement, un accident du travail, une fermeture d'entreprise, et voilà la famille dont un seul des parents travaille à l'extérieur qui se retrouve menacée de basculer dans la pauvreté  -et une déduction fiscale n'y fera rien : c'est d'un salaire entier dont elle a besoin. Quant aux familles dont les deux parents travaillent, seules celles de la classe moyenne supérieure (et au-delà) peuvent se permettre aujourd'hui de se passer de deux salaires -et donc d'une prise en charge des enfants par d'autres que leurs parents. En outre, l'initiative udéciste ignore délibérément que le nombre de familles "monoparentales" est en croissance continue, surtout dans les "grandes" villes, et que ces familles, confrontées pour la plupart au risque permanent de précarité, quand elles n'y vivent pas déjà, sont dans la totale incapacité de se priver du revenu du travail du seul parent -et sont donc contraintes, lorsque les enfants n'ont pas l'âge de se débrouiller seuls, de les faire "garder" à l'extérieur. 

Qu'un parent décide ou non de rester à la maison, c'est-à-dire de travailler à la maison plutôt qu'à l'extérieur, d'être "femme (bien plus rarement homme) au foyer" plutôt que salarié-e, est un droit, un choix légitime, pour autant qu'il soit fait en toute connaissance de cause, et en toute liberté. Le droit fiscal actuel est de ce point de vue d'une absolue neutralité : il n'incite les parents ni à assumer eux-mêmes la garde de leurs enfants, ni à la confier à d'autres (des proches, une structure publique ou privée...). L'initiative rompt avec ce principe de neutralité fiscale, et elle permet même à des parents dont l'un resterait à la maison pour s'occuper des enfants de déduire des frais (de garde à l'extérieur) qu'ils n'ont pas, et de les déduire sur un revenu qu'ils n'ont pas puisque le parent en question ne travaillerait plus à l'extérieur.

Pour que le modèle familial relève d'un choix privé, il faut que des infrastructures publiques permettent de le faire librement, sans contrainte économique. Cela veut dire des crèches, mais cela vaut aussi dire des salaires suffisants pour qu'une seule personne de la famille (et cela peut être la mère)  puisse subvenir aux besoins de toutes les autres. Car
toutes les femmes travaillent, à la maison pour celles qui y restent, à la maison et en sus à l'extérieur pour celles qui ont une activité professionnelle. Une majorité de parents travaillent, dans ce pays, et une majorité plus grande encore des parents uniques des familles monoparentales. Et ce qui leur manque, ce ne sont pas des déductions fiscales mais des places de crèches à des tarifs abordables -ce qui suppose un soutien financier des collectivités publiques, et est évidemment contradictoire de la baisse des recettes fiscales qu'induirait l'initiative de l'UDC. Or la Suisse ne consacre que 1,3 % de son produit intérieur brut au soutien aux familles (tous modèles familial confondus), contre 2,2 % en moyenne pour les pays de l'OCDE. Elle pourrait faire beaucoup plus.

Le "modèle familial" que cultive l'UDC, et que véhicule son initiative, ce parti l'exprime aussi par son soutien à l'initiative intégriste visant à supprimer le remboursement des interruptions volontaires de grossesse par l'assurance-maladie, et sans doute aussi par son soutien prévisible à cette autre initiative intégriste lancée contre les cours d'éducation sexuelle à l'école. Cela nous dessine un modèle qui n'a plus avec la réalité que le rapport de la nostalgie -et d'une nostalgie dont l'objet même est fantasmatique : ce qu'on regrette est un mythe depuis bien longtemps : seules 22 % des mères ne travaillent pas hors du "foyer", en Suisse (29 % lorsque les enfants ont moins de 7 ans), et cette part est en constante diminution. Mais des femmes restent encore à la maison faute de solutions de garde extérieure. Faute de places de crèches, notamment...
ou faute de congé parental permettant au père de réduire son temps de travail "professionnel" pour faire sa part du travail familial.

Vous voulez réellement aider les familles, aider en priorité celles qui ont précisément besoin d'aide ? Ce ne sont pas des déductions fiscales dont elles ont besoin, mais de places de crèches, d'un congé parental, de salaires suffisants, de partage du travail ("productif" et ménager...) entre les parents, de conciliation matérielle entre la vie familiale et la vie professionnelle.  L'UDC ne propose rien de tout cela -et quand d'autres le proposent, elle s'y oppose... Elle ne s'intéresse d'ailleurs qu'aux familles qui ont des enfants en âge d'être encore gardés. Pas aux besoins de formation des enfants plus grands, ni aux personnes qui prennent en charge leurs propres parents, trop âgés ou trop abimés pour être autonomes.

Et puis, la famille "traditionnelle" est-elle toujours, pour les enfants et pour leurs mères, ce milieu paradisiaque, protégé, cohérent, qu'il faudrait entretenir même par le régime fiscal?  Sortir de son cadre, ce peut être respirer. Pour celle qui, sinon, resterait prendre en charge les enfants. Et pour les enfants eux-mêmes, que cela confronte à d'autres enfants que leurs frères et soeurs, quand ils en ont.
Il est vrai que, pas plus avec son initiative familiale qu'avec ses initiatives xénophobes, l'UDC ne se préoccupe de la réalité vécue par les gens à qui elle s'adresse. Ce qu'elle cultive, ce qu'elle exploite, ce à quoi elle répond tout en l'entretenant, c'est la nostalgie dont elle même sait pertinemment qu'il ne reviendra jamais -et qui ne fut même jamais tel qu'on voudrait le croire.
Et la nostalgie, ça se cultive. Même par l'arnaque fiscale.

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