Souveraine lucidité, absolue liberté : du suicide comme bras d'honneur

Liberté sublime...

Ce qu'Albert Camus considérait comme la seule question philosophique sérieuse l'est parce qu'elle pose toutes les questions, et leur donne ce qui était pour René Crevel*, « la plus vraisemblable, juste et définitive » des réponses : la question du suicide n'est autre que la question de la liberté. De notre droit à disposer de nous-mêmes. « Je suis assez calme », écrivait Crevel à son amie «Tota» Cuevas, deux jours avant de se tuer...
* ses « inédits », lettres, textes, viennent d'être édités (au Seuil), presque quatre-vingt ans après sa mort...


Verrà la morte e avrà i tuoi occhi...

En janvier 1925, La Révolution Surréaliste questionnait : «  Le suicide est-il une solution ? » et René Crevel répondit : « La plus vraisemblable, juste et définitive des solutions ». Le 18 juin 1935, Crevel l'adoptait, cette solution «vraisemblable, juste et définitive». Une solution en laquelle d'autres voyaient une question, plutôt qu'une réponse :  « Il y a trente ans, avant de se décider à tuer, on avait beaucoup nié, au point de se nier par le suicide. Dieu triche, tout le monde avec lui, et moi-même, donc je meurs : le suicide était la question. L'idéologie, aujourd'hui, ne nie plus que les autres, seuls tricheurs. C'est alors que l'on tue. A chaque aube, des assassins chamarrés se glissent dans une cellule : le meurtre est la question »... C'est Albert Camus qui écrit ainsi du suicide, il y a soixante ans, dans L'Homme révolté. Soixante ans plus tard, le meurtre est toujours la question. Et le suicide toujours une réponse.
 Mais une réponse à quoi ? A l'absurdité du monde ? Plutôt à l'absurdité de notre présence au monde. Ne l'ayant pas choisie, puisque nous ne choisissons pas de naître, nous pouvons du moins choisir d'y mettre fin à notre gré. Non pas choisir de mourir, puisque à cela aussi nous sommes condamnés, mais choisir de mourir où, quand et comment nous en aurons décidé. Un acte souverain. Ni de gauche, ni de droite, moins encore nihiliste. Anarchiste, peut-être. Lucide, surtout. Et libre. D'une souveraine lucidité, d'une absolue liberté.

Qu'ont en commun René Crevel, Cesare Pavese, Vladimir Maïakovsky, Henry de Montherlant, Pierre Drieu La Rochelle ? De s'être, en se donnant la mort, accordés à eux-mêmes le pouvoir absolu sur tout, et tous. A commencer par eux-mêmes.  C'est d'ailleurs bien pour cela que les sectateurs du Tout Puissant l'ont en horreur, le suicide : parce qu'il est ce pouvoir absolu que l'on se donne à soi-même. Une concurrence, en somme, au pouvoir que l'on attribue au dieu que l'on s'invente.
Mais se tuer, ce n'est pas seulement se revendiquer comme souverain absolu de sa propre vie, c'est admettre, aussi, qu'on est de trop. Forcément. Toujours de trop. Se tuer, c'est cesser de se croire utile. Cesser de vouloir servir à quelque chose. Servir est une fonction de valet. Se tuer, c'est s'abstraire. Les autres ne comptent plus, le suicidant est stirnérien :  pour lui il n'est rien au-dessus de lui. Ni au-dessous, ou à côté. Pour lui, il n'y a que lui, et il n'y a qu'à y mettre fin pour l'affirmer, définitivement, sans conteste possible. Pour autant, est-ce un acte égoïste que le suicide ? Et si partir est égoïste, qu'est-ce que s'accrocher, alors ? Les imbéciles se suicident-ils ? L'idée leur en vient-elle seulement ? Et pour conjurer le vertige de notre propre liberté, ne nous suicidons-nous pas à l'économie, tous les jours en de petits suicides médiocres ? avec nos routines pour nous tenir debout, nos petits renoncements, nos petits parjures, nous préservant de la tentation de ce qui, dans la mort même que nous donnerions, contient (Camus, encore) «  une valeur qui, peut-être, aurait mérité que l'on vécût »

Celui qui se tue ne cherche pas à avoir raison, et moins encore qu’on lui donne raison, ni sur quelque point, ni en général, ni en totalité. Il ne quémande aucune approbation, ne quête aucune compassion, n’attend des autres aucune peine de son absence. Il lui suffit d'être en accord avec lui-même, et, peut-être, que quelques uns entendent ce que par son geste il veut dire, si ceux-là ont en eux, même sans recourir au même moyen que lui de le satisfaire, le même désir que lui, que tout change de ce qui doit être changé, même ce qui ne peut l’être. Nous ne sommes rien, nous pouvons donc tout.

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