Système de santé : des Suisses contents...

Santé, conservation !

Selon un sondage de l'institut Gfs, mandaté par l'industrie pharmaceutique, 76 % des assurés suisses seraient satisfaits du système de santé (sauf qu'être  satisfait du système de santé, ce n'est pas forcément l'être du système d'assurance-maladie : la moitié des sondés sont favorables à une caisse publique). en attendant, des gens se privent de soins qui leur seraient nécessaires, parce qu'ils n'ont pas les moyens de se les payer ni le droit de se les faire rembourser.  Les coûts de la santé ne vont pas diminuer (la Suisse consacre actuellement 98 % des dépenses de santé à combattre les maladies, et 2 % à les prévenir) : la population vieillit, et a donc besoin de plus en plus de soins, les exigences individuelles et sociales de bien-être s'accroissent, et on utilise et consomme des appareils et des médicaments de plus en plus sophistiqués et donc de plus en plus coûteux. C'est peut-être le moment de s'interroger non seulement sur notre système de santé, mais aussi sur ce que signifie le mot même de « santé »...


« un état complet de bien-être physique, mental et social »


Il se trouve que, par hasard (on n'a rien fait pour), et sans doute aussi par injustice (d'autres qui eurent la même vie et les mêmes comportements que nous sont en bien pire état), nous sommes, après tout, en assez bonne santé. Loin, certes (mais qui peut se targuer de l'atteindre) de la définition de la santé que donnait dans les années ‘70 l’Organisation mondiale de la Santé : « un état complet de bien-être physique, mental et social », mais de toute évidence, un tel objectif est hors de portée, et parce qu’il est hors de portée, est lui-même fauteur de ce « mal-être physique, mental et social » qu’il s’agirait d’éradique si cet objectif pouvait être pris au sérieux.

Pas trop mécontent, donc, de notre état de santé (physique -pour le reste, faut voir...), mais forcément mécontent, comme tout le monde et quoi qu'en dise le sondage commandité par les pharmas,  de l'état de notre système social de santé. Surtout quand on reçoit le rappel des cotisations impayées à notre caisse-maladie. Mais du coup on s'interroge sur ce que peut bien vouloir dire «  être en bonne santé »  aujourd'hui, dans le canton du monde où l'histoire nous a surpris.

Il eût été assez surprenant, et pour tout dire absurde, que le corps des humains ne devienne pas marchandise pour un système qui fait de l’humain une marchandise. Il eût été assez surprenant aussi que l’obsession de la productivité ne se traduise pas en obsession de la « santé », au point que la recherche de la « santé » devienne elle-même une maladie, et en tous cas un facteur pathogène : réduit à ses fonctionnalités utiles, le corps doit être performant, et on se rend malade à force de se vouloir en « pleine forme ». L’obsession du bien être est une maladie sociale. La peur du risque, et donc la peur de l’autre dès lors que toute altérité est porteuse de risque, la négation de la mort, le refus de la vieillesse, la mobilisation de toutes nos ressources intimes pour la conservation de nous-mêmes, sont autant de symptômes de cette maladie sociale –qui, en devenant maladie individuelle, devient aussi maladie mortelle.

Plus grande et plus large est l’offre de « santé », plus elle force la demande : les besoins, les problèmes, les risques sont produits par cela même qui s’affirme capable de répondre aux uns, de résoudre les autres, de garantir contre les derniers. Et plus intensément est ressentie l’incapacité du système de santé à soigner tout le monde contre tout, à garantir à chacun qu’il ne risquera jamais rien. Mais ce « tout le monde » n’est pas n’importe qui, ce « chacun » ne réside socialement pas n’importe où : c’est la classe moyenne et ce sont les classes dominantes qui souffrent de leur obsession de ne plus souffrir. Tant pis pour elles. L’angoisse sanitaire mesure l’intégration sociale : les insoumis ne connaissent pas le stress, qui est la maladie de la soumission et le prix de l’obéissance, les misérables ne sont pas obsédés par la recherche de la santé parfaite, qui est la maladie du pouvoir et le prix de l’aliénation.

Que la pensée médicale et sanitaire se soit réduite à une pensée de la conservation n’est pas sans répondre à la réduction de la pensée politique à une pensée elle-même conservatrice. Il nous faudrait donc protéger notre corps (et notre âme, pour autant que nous nous en accordions une) des accidents, des maladies, de l’usure du temps. La définition de la santé comme « un état complet de bien-être physique, mental et social » est en outre un programme impliquant l’usage de méthodes totalitaires : rien ne doit échapper à l’autosurveillance médicale et sanitaire : l’individu doit se surveiller, surveiller son corps, surveiller son alimentation, surveiller son mode de vie, préserver son énergie, rester fonctionnel et efficace, se soumettre aux impératifs de la santé collective, gérer son « capital santé » comme un rentier sa rente, se plier aux régimes qu’il s’impose. Cette servitude volontaire vaut toutes les autres, et son terme est celui de toutes les autres : la mort –mais en bonne santé. A l’autosurveillance s’ajoute, ou supplée lorsqu’elle fait défaut, le contrôle social. Il convient non seulement de s’abstenir de tout comportement déviant pour soi-même, mais également de surveiller le comportement des autres, et le cas échéant de le dénoncer. La maladie devient une délinquance, jouer avec sa santé un délit, et quand ce jeu est aussi un jeu avec la santé des autres, un crime. Criminel donc, celui qui fume (du tabac ou quoi que ce soit d'autre) ou qui fait l'amour sans préservatif. Le système de santé devient un système de contrôle social, la solidarité se réduit en discipline, l’intégration de l’individu au système de santé est indissociable de son intégration au système social, et de son adhésion à l’ensemble des normes sociales. Et peu importe que la prolongation de la vie à tout prix soit la négation du prix de la vie, et la négation de la vie elle-même, puisque ce que l’on nie est l’évidence que la vie est en elle-même un processus de destruction de ce qu'elle habite.


Bon, pour l'instant, on est en assez bonne santé. Mais bien loin de cet « état complet de bien-être physique, mental et social » présenté comme l'objectif à atteindre.

C'est grave, docteur, de ne pas même faire l'effort de l'atteindre ? Et ça se soigne ?

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